2. L'effraction

J'ai la tête en compote.

Est-ce que j'ai abusé sur l'alcool hier?

Non, ce n'est pas tout à fait la gueule de bois.

J'ouvre mes yeux comateux. Je tente de me lever. Douleur atroce à la jambe.

Ah, oui, c'est vrai. La mémoire me revient.

Les tueurs. Le jus d'orange. Etais-ce bien d'orange? Peut-être de cassis. J'ai la mémoire qui flanche. Je me mets à chantonner en me levant.

Mais où suis-je? Ce n'était pas ma chambre. C'était une chambre d'enfant. Dans un coin, un cheval à bascule. Une cheminée, avec mes vêtements posés sur le rebord. Une petite fenêtre. Un bureau. Posé dessus, un petit album scolaire. Un lave-main. On est sous une mansarde.

Je m'aspergeai le visage d'eau froide pour me réveiller. Pfou! Quelle vie! Enfin, je n'étais pas à plaindre. Et de un, j'avais survécu. Et de deux, j'avais visiblement été accueilli et pansé par des gentilhommes. Cependant, quelque chose clochait. J'avais du mal à cerner quoi, mais je le sentais, au plus profond de mon instinct.

Je tâchai de balayer ce malaise de mon esprit. Je fis de sommaires ablutions, et entrepris de m'habiller.

Une fois propre et vêtu, je sortis de la chambre. C'est alors que je remarquai, gravé sur la porte de la chambre, l'inscription: "Souffrir c'est mourir".

Quel message curieux pour une chambre d'enfant.

Il y avait une échelle en marbre qui descendait au premier. Je l'empruntai. "Allô? Il y a quelqu'un?" (je pestai immédiatement contre mon appel phatique: allô? Ça ne veux rien dire! Est-ce que c'est comme ça qu'on demande à son hôte où il est?)

J'eus tôt fait le tour de cette maisonnette. Deux chambres, dont la mienne. Une large cuisine qui faisait office de salle à manger, avec une télévision collée contre le radiateur.

Le Monde posé sur la table. Atypique. Je m'assieds et commence à le lire en attendant les hôtes. Je ne vais tout de même pas partir comme un voleur.

Ils sont bientôt revenus, la soixantaine, voire plus, et les bras chargés d'emplettes fraîchement effectuées. En me découvrant dans leur salle à manger, leur visage se figea.

Je pris les devants: "Bonjour, madame. Bonjour, monsieur. Je tiens, en premier lieu, à vous remercier infiniment pour votre bonté. Je ne saurais vous être assez reconnaissant pour m'avoir recueilli et soigné sous votre toit. Oh, mon dieu, ce sac de courses semble bien lourd; laissez-moi vous aider à le poser sur la table." Je lui pris le sac.

Derechef, je sentis que quelque chose clochait. Je dévisageai mon hôte. Il me fit un sourire nerveux. "Trop aimable", fit-il. "Mais dis donc, qu'est-ce que tu fous chez moi?"

...

Le choc!

"Quoi, c'est pas vous qui m'avez amené ici?"

Et soudain, le flash. Ce matin, dans la chambre, ce qui m'avais mis la puce à l'oreille, c'était que je ne me réveillais pas à l'hôpital. Ç'aurait pourtant été le plus logique!

"Oh, je suis désolé. Vraiment. Je n'ai aucune idée de ce que je fais ici."
"Oh là bah dis donc!" lance le vieil homme, en louchant sur mon bandage. "Tu t'es sacrément détruit la jambe. Tu t'es fait ça comment?"
"Je courais dans un bois, et je me suis fait attrapé le pied par un piège à loup. J'ai alors fait un malaise vagal."
"Bon, je suppose que tu devrais aller à l'hôpital. Tes bandages semblent précaires. Tu peux manger ici, si tu veux. On va d'abord manger, et puis tu pourra aller voir les infirmières. En attendant, je te fais un petit café rapide."
"Marché conclu. Merci infiniment." J'esquissai un sourire pendant que mon hôte s'affairait autour du nespresso.

Dans quelle histoire farfelue je suis tombé?

"Cependant, je n'abuserai pas de votre gentillesse. Je vais préparer mon départ de ce pas."

Je remontai et rangeai la chambre, le café à la main. Je réunis tous mes effets personnels: il ne manquait rien. Comme tout ceci est étrange!

C'est alors que j'entendis la porte de la maison s'ouvrir avec fracas. Je sursautai si fort que j'en lachai la tasse.

"Police! Vous êtes bien Gérard et Annette Caplain?"

1. La faille

Canardage nourri. Zut alors. Et dire que ce matin encore, je mangeais innocemment mon toast au café avec une brique de jus d'orange.

Je suis dissimulé derrière un bidon d'essence. Je ne peux pas faire long feu ici, pour ainsi dire, hihi! (de quoi me surprendre: j'arrive à faire de l'humour jusqu'aux portes du trépas). Je compte jusqu'à cinq. A six, je rugis hors de ma cachette, et fonce à travers les buissons.

Quelques tirs dans ma direction.

Hourra! Je suis indemne.

...

Je suis fier de moi. Vous savez, je me suis toujours demandé comment je m'en sortirais si je me retrouvais au beau milieu d'une vraie crise, comme beaucoup de monde je présume. Eh bien, j'ai enfin eu l'occasion de vérifier que je peux m'en sortir, aujourd'hui même, oui monsieur!

Ce matin, j'étais encore un type banal. Je travaille dans la restauration. Je suis manager dans une entreprise qui propose aux étudiants des cafétéria à la hauteur de leur porte-monnaie. C'est un job qui me ravi; je m'occupe de tout l'aspect logistique, c'est passionnant. Nous sommes une entreprise récente, mais nous n'avons pas beaucoup de problème avec la justice. Un yaourt périmé, il y a deux mois de cela. Une jeune préparationnaire est tombée malade la veille de concours importants. Elle retape une année et, dans la foulée, nous colle un procès. Chose bizarre, le procès a été annulé en cours de route. La jeune fille est revenue sur sa décision. Je ne m'en plaindrais pas!

Bref, ce matin, je la croise justement alors que je me rendais vers mon bureau. Elle transporte une caisse de jus de fruit.

"Pardieu, vous ici!" fais-je, affable au possible.
"Ouaip". Laconique, la belle enfant.
"Que me vaut le plaisir... ?"
"Job d'été. On m'a proposé ça à un bon prix si j'oubliais la justice."
"Le regrettez-vous?"
"Pas encore, mais arrêtez de parler comme un type du Lutecia, ça vous va pas."
"Si fait."

J'allais la laisser partir, quand:

"Je vous emprunte une brique."

Je me servis, d'un air désinvolte.

"Au revoir, mademoiselle de la Marche!"

Et voilà. J'ai mangé mon toast matinal avec une brique de jus volée, et je me retrouve avec des tueurs aux fesses au retour de mon job. Le pied, quoi.

La raison pour laquelle ces hommes veulent ma mort est encore un mystère. Une brique volée semble peu de choses; je doute qu'il ne s'agisse de cela. Je pencherais plutôt pour un malentendu. Peut-être ai-je un sosie! Ce serait drôle! En attendant d'en savoir plus, je n'en mène pas bien large.

Je cours comme un dératé au milieu du bois de Boulogne. C'est un endroit chic, en plus. Je suis gâté. Dans ma course éperdue, je manque de foncer dans une prostituée. Je lui crie de dégager, et reprends mon élan. Soudain, j'entendis des coups de feu. Ils étaient de nouveau à mes trousses. Je courus de plus belle quand soudain, j'aperçu un panneau d'indications en bois. Cela me donna une idée. Je montai dessus, j'escaladai jusqu'au sommet, et de là, sautai vers l'arbre le plus proche. C'était quitte ou double, mais je suis fier de cette idée.

C'est alors que j'entendis la prostituée crier. Deux coups de feu, un corps inerte sur le sol. Ils avaient achevé la péripatéticienne de sang froid.

Le mien ne fit qu'un tour.

Et dire que j'avais fait preuve d'humour quelques secondes plus tôt.

C'est pas vrai. Quel foutu pétrin.

"Continue vers le nord, la fille l'a vu aller là."

Je les vis passer sous mon nez. Cette fois, j'étais vraiment mort de peur. Les résidus de mon aberrante euphorie s'étaient consumés; mon coeur s'était glacé pour de bon.

J'ai attendu des siècles dans mon arbre, gelé jusqu'à la moëlle. J'ai attendu, jusqu'à ce que je ne sente plus mes orteils. A ce signal, j'ai sauté au sol et me suis mis à courir n'importe comment, loin, le plus loin possible des tueurs mystérieux. Je n'ai même pas vu le grillage venir. Je suis rentré dedans, ni plus ni moins. Ma face en a pris un coup. En me portant la main au visage, j'ai su que je saignais du nez. Rien à faire. J'ai sauté par-dessus, et j'ai continué ma course désespérée.

Et soudain, c'est le drame. Un grand "Shlonkkk"! Une douleur titanesque dans le tibia droit. Je titube et tombe à terre.

C'est fini. Je suis cloué au sol, la jambe déchirée par un de ces pièges à loup qu'il y a dans les réserves de chasse. Et pour couronner le tout, j'entends les tueurs dans le lointain.
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