6. L'enlèvement

Après m'être calmé, je me rendis dans les toilettes des dames.

Julie Craques s'enfilait du coalgan dans la narine pour freiner l'hémorragie. Tout en s'affairant, elle pleurait doucement.

J'entrai calmement.

"Je te dois des excuses. J'ai pété un câble. Je suis désolé. Sincèrement."

Elle reste silencieuse. Les larmes coulent.

Je tente un pas dans sa direction. La béquille fait tinter le carrelage.

"Écoute, j'ai besoin de savoir..."
"Tu disais que moins tu en savais, mieux tu t'en trouvais!"
"C'est pas vrai! Je le crois pas, que tu me dises ça! C'était avant de savoir... Tu peux pas me laisser dans l'ignorance. Vas-y, vide ton sac!"

Elle geint de plus belle. Je l'approche. Son visage se tord de douleur. Enfin, elle n'en peut plus. Elle fuit.

Je tente de la rattraper, mais avec des béquilles, vous pensez!

Fin du déjeuner. Retour au boulot. Je m'effondre, épuisé, dans mon siège en cuir rembourré. Je reste prostré deux minutes, la tête dans les mains, avant de relever le front.

Une enveloppe trône sur mon sous-main. "Chacun ses excuses." C'est l'écriture de Julie. J'hésite pendant une fraction de seconde, puis la laisse de côté.

Où en étais-je déjà? Ah, oui. La cargaison de surgelés. Un stock de jus d'orange a disparu pendant le trajet.

...

"Camille, tu n'aurais pas vu Julie par hasard?"
"Non, elle est partie un peu plus tôt que prévue. Elle était en pleurs cette après-midi, tu sais ce qu'il s'est passé?"
"Aucune idée. Bonne soirée!"

Je rentrais chez moi, le regard bercé par les ultimes lueurs vespérales d'une dure journée. Le soleil s'éteignait. Ses derniers rayons, que tamisaient les arbres du bois de boulogne, teintaient le paysage d'une couleur rouge sang qui le dramatisait. Je ne pus m'empêcher de repasser dans ma tête les images traumatisantes de la course-poursuite qui s'était jouée ici, deux semaines auparavant.

Je soupirai. Le temps passera ces images à la javel.

Je sortis du bois de boulogne et me dirigeai vers mon chez-moi. Il était tard à présent.

J'étais devant le portillon. J'introduisis la clef dans la serrure.

Ce n'était pas la bonne clef. En fait, ce n'était pas le bon trousseau non plus.

Je ne réalisai seulement maintenant que je n'avais pas mis les pieds chez moi depuis un demi-mois.

Je plongeai la main dans la poche de mon large manteau.

Le bon trousseau. Le voici.

La clef en argent.

Dans la serrure.

Tourne.

Ouvre.

Un choc.

Le noir. Complet.

...

Je repris conscience... J'étais dans le coffre d'un camion. Il faisait noir comme dans un four. J'avais les pieds et les poings liés. Dans le dos, bien sûr.

Je fis rapidement passer mes bras par-dessus la tête. Mes épaules prirent un coup, mais mes os se décalèrent facilement. Je suis hyperlaxe; parfois ça peut avoir du bon!

Mes jambes étaient attachées au sol par un crochet. J'en profitai pour user mes liens aux poignets. C'était du vulgaire ruban adhésif de bricolage: il céda incontinent. En revanche, mes jambes étaient entravées par une chaîne en fer, cadenassée au crochet. Je ne risquais pas de filer en douce.

Le camion eut un cahot. La portière arrière se décala, libérant un mince filet de lumière. J'essayai d'obtenir un aperçu de l'extérieur, mais je n'avais de vue que sur la route.

Je me reposai par terre. A quoi tout ceci me menait? Comment fuir?

Pour une fois, je n'étais pas dans les pommes. Il faudra me faire penser à remercier mes agresseurs pour ça.

D'ailleurs, ça ne pouvait pas être les Caplain, cette fois! Ils ne pouvaient pas avoir fomenté cet enlèvement avec la police aux fesses!

Je repensai à Julie, et me rendis compte que j'avais toujours sa lettre.

"Chacun ses excuses."

Je l'ouvris fébrilement. Pourvu que j'y trouve toutes les réponses!

5. Le Juda





Un coup de béquille dans le nez.

La bouche en sang.

Maudite garce!

...

Mais comment en suis-je arrivé là?

...

A peine sorti de l'hôpital, je me suis rendu à mon lieu de travail. J'avais besoin de me changer les idées. Efficace choix! A midi, je ne songeais déjà plus à toutes ces mésaventures.

Julie m'a rejoint alors que je me rendais à la cafétéria. C'est une amie à moi, un peu folle sur les bords, mais très sympa. J'amais beaucoup parler sport avec elle -- c'est une de ces rares filles branché sport. Sa spécialité, c'était le rugby. Pour le moins atypique, vous ne trouvez pas?

"Alors, tu es vivant! Que d'aventures! Tu me raconteras tout, hein?"

Devant un bon pavé de viande sauce béarnaise, je lui expliquai tout. Absolument tout, jusque dans les moindres détails.

"C'est génial! Et les tueurs, tu les as semés?"
"C'est drôle que tu me poses cette question, parce que quand je me suis fait attraper le pied dans le piège, juste avant de m'évanouir, j'aurais juré les avoir entendus dans le lointain!"
"Et tu n'as aucune idée de qui t'a libéré? Des ovnis, peut-être?"
"Passe-moi le sel au lieu de dire des âneries, Julie! Non, j'étais inconscient, je viens de te dire! J'aurais eu du mal à savoir ce qui s'est passé! Après, en plus, c'était le comble, je me suis fait droguer: j'ai dormi deux semaines d'affilé..."
"Tu crois que c'étaient les Caplain qui t'ont trouvé, puis ils t'auraient kidnappés? Mais tu sais quoi à propos de ce kidnapping?"
"Maintenant que tu le dis... je n'en sais que très, très peu. Ils ont essayé de négocier avec l'entreprise... C'est étrange... Ils s'attendaient à quoi exactement? J'ai beau être bon dans mon métier, ils ne sont pas attachés à moi au point de me payer n'importe quoi!"
"Le montant, c'était combien?"
"Mais pas la moindre idée! Je te dis, j'en sais trop peu. Enfin, j'admets que moins j'en sais, mieux je me porterai."

C'est alors que le téléphone se mit à sonner. Je décroche. C'est la police.

"Bonjour messieurs. Que puis-je pour vous?"
"Nous souhaitons vous mettre en garde. Nous venons de mettre à jour une nouvelle donnée dans notre enquête. Vous êtes potentiellement en danger. En effet, il semblerait que l'individu de votre entreprise qui a rapporté avoir vu Mme Annette Caplain aurait menti."
"Qu'avez-vous découvert?"
"La personne en question a pour nom de jeune fille Caplain. C'est la fille unique des époux qui vous ont ravi."

Ravi, ravi... c'est vite dit! Je les ai pas trouvé tellement ravissant, les époux Caplain!

"Mais qui est-ce, alors?"
"Elle a été mariée à un certain M. Craques. Elle a divorcé il y a cinq mois."

Mon sang se glaça. D'un seul coup, tout un pan de ma vie semblait se déchirer. Il s'était trâmé de drôles de choses autour de moi... Et dire que je ne m'étais rendu compte de rien!

La peur, puis la rage défilèrent devant mes yeux, au fur et à mesure que les implications de cette révélation pénétraient mon esprit.

Je me tournai alors vers la gentille personne avec laquelle je venais de déjeuner.

Julie Craques, née Caplain.