10. Le renouveau


Je ne peux pas rester chez moi. Ils savent où me chercher.

Il me faut changer de vie, changer d'univers.

J'ai les dents qui claquent. Le froid est glacial. L'hiver arrive à grande vitesse. Il faudrait peut-être me trouver un abri.

Je n'ai pas grand-part où aller. Le soleil se lève: je me rends au boulot.

J'utilise les toilettes pour effectuer de sommaires ablutions. Rinçage du visage, des bras. J'ai les cheveux en pétard, en revanche... Je vois mal comment m'en défaire. Quant aux ecchymoses, je n'ai aucune chance de les faire disparaître.

Mon patron ne me pose pas trop de questions. J'ai eu de la chance, mon enlèvement est resté confiné à l'espace d'un week-end... Mon absence est restée secrète.

...

Je me dirigeais vers la cafétéria quand une main m'a empoigné l'épaule. J'ai aussitôt fait volte-face, mais mes nerfs me jouaient des tours: il ne s'agissait que de Julie.

Elle m'observe intensément, choquée et inquiète. Son regard longe mes blessures au visage et au cou.

"Tu ne m'as pas contacté de tout le week-end..."

Je garde le silence.

"Tu... tu as lu ma lettre?"
"Jusqu'à la dernière goutte!"

Tout ça devient inconfortable.

"Alors... tu... Qu'est-ce que tu penses de moi?"

Quelle gêne elle me cause! Mais je la comprends.

Je souris en détournant les yeux.

"J'ai été kidnappé ce week-end. Je crois qu'il s'agit des mêmes types qui m'avaient pourchassés dans les bois. Et je pense que ça a à voir avec... ce dont tu m'as parlé dans tes confessions."
"C'est avec eux que tu t'es battu?"
"Mieux: c'est de leur foutue prison que je me suis enfui."

Hamburger salade accompagné d'une barquette de frites au ketchup, yaourt à la fraise. On partage les frites.

"Et... est-ce que tu ressens quelque chose pour moi?"

La question que je craignais arrive enfin sur la table.

"Je..."

Elle lève un sourcil. Elle ne veut pas que je lui mente.

"Pas encore."
"Ah."
"Je veux dire, tu es une excellente amie pour moi, et je ne veux pas perdre ça."

Nous mettons nos détritus à la poubelle. Nous nous dirigeons vers nos bureaux respectifs. Soudain, une idée germe dans ma tête.

"Je ne veux pas rentrer chez moi. Il y a trop de danger... Ils savent où j'habite. Est-ce que je pourrais... C'est beaucoup demander, mais j'aimerais dormir chez tes parents. Sans drogue du sommeil, cette fois."

Elle sourit. Elle a un très beau sourire.

"C'est d'accord."

...

Revenu à mon bureau, je tombe sur un post-it de Camille, un confrère. "Verifie les comptes des caisses de jus suisses." S'il y a une irrégularité, il ira me voir en personne. En tout cas, je ne pense pas que ce soit très important. Et puis, j'ai cet autre chargement dont je dois m'occuper...

Après une heure de travail, ce message revient me hanter. Quelque chose qui cloche? J'ai l'intuition pour ça, d'habitude.

Je vais voir Camille à son bureau. Peut-être est-ce plus grave que ça en a l'air?

Le bureau est vide. Aucune trace de lui nulle part. S'il n'est pas venu ici aujourd'hui, quand a-t-il laissé ce message?

Perplexe, je retourne dans mon bureau et décroche le post-it. Camille absent. Pour une surprise, c'est une surprise! Il ne loupe jamais une heure de travail d'habitude! Même le jour de l'enterrement de sa mère, il était là! C'était le seul de sa famille à ne pas y être allé...

...

Cela continuait de me turlupiner quand il fut temps de rentrer. Je me dirigeai vers le bureau de Julie pour rentrer avec elle. C'est elle qui a les clefs de mon nouveau chez-moi...

J'ouvre la porte de son bureau et découvre...

Oh, non.

Julie et l'homme aux grosses lunettes rondes, en pleine discussion, tournent lentement leurs yeux de rapace vers moi.

9. L'évasion

Le lendemain, à l'heure dite, l'explosion se produisit.

La silhouette du type se détacha des décombres fumants. A la lueur de sa bougie, j'entrevis un regard sombre, devant lequel dansaient les flammes. Rapidement, il me souffla:

"J'ai laissé une dynamite à retardement qui fera diversion. Dès qu'elle explosera, il n'y aura plus que quatre gardes pour nous escorter. Il faudra les tabasser, et me suivre. Je connais la sortie."

Les cris de nos geôliers nous parvinrent, de plus en plus proches. Les dés en étaient jetés.

Des hommes armés arrivèrent en hurlant. Ils nous rouèrent de coups, puis procédèrent au transfert.

Ils nous emmenaient le long d'un corridor éclairé par des néons vacillants. Il y avait six gardes. A mi-chemin, une déflagration retentit. Comme prévu, deux gardes rebroussèrent chemin afin de savoir de quoi il retournait.

Tout se produisit extrêmement vite. Dans la pénombre, je ne me rendis même pas compte à quel point la chance nous souriait. Notre rébellion fut soudaine, et un garde tomba immédiatement à terre, maté par un uppercut. Je fis mordre la poussière à un autre. Un troisième leva son fusil et tira. Le néon clignota. Le coup manqua l'un d'entre nous. Le dernier garde s'effondra. L'homme qui avait tiré fut rapidement maîtrisé.

Puis ce fut la fuite.

"Suivez-moi!", criait l'un de nos voisins de cellule.

Il avançait savamment le long de ce dédale insondable. Ce n'était pas son premier séjour ici visiblement!

Nous débouchâmes dans un immense tunnel métropolitain. Là, nous fîmes le point.

"Alors, on est trois? D'après mes calculs, il y avait deux prisonniers par cellule."
"Il y a une petite fille avec moi... Attends, où est-elle? C'est pas vrai, elle n'est plus là!"
"Ah, zut, la fillette... Tant pis, on n'aurait pas pu faire grand-chose pour elle de toute manière. Tant qu'on est dans le tunnel, il faut rester ensemble. Ensuite, il faudra se séparer. Mais personne ne doit prévenir la police, d'accord? Il en va de nos vies.  Très bien. Je vais mettre une fausse piste dans l'autre sens."

Il déchira l'autre manche de sa chemise et s'en fut la déposer de l'autre côté. Puis nous courûmes. Nous courûmes pendant ce qu'il me parut être un laps de temps interminable.

Enfin, la lumière. la vraie. Il était six heures et demi du matin, et la lune, ravissante, nous accueillit chaleureusement au bout du tunnel.

"Génial", fit mon voisin, haletant et effrayé. "Maintenant il faut se séparer à tout prix. Adieu, et bonne chance."

Chacun partit de son côté, la peur aux tripes. Allaient-ils lancer des recherches? Avaient-ils déjà des tueurs à nos trousses?

Mais quelque chose d'autre me tracassait. Quelque chose qui avait trait avec le type qui m'avait fait évader. Comme un déjà-vu...

Soudain, l'évidence me gifla.

C'était un homme de petite taille, avec de grosses lunettes rondes...

Je sentais le poids des confessions de Julie, contre ma hanche.