12. La course poursuite


18:37. 14 rue de la tourbière. Pas un chat. Je passe furtivement devant les voitures garées à la queue leu-leu devant le bâtiment. Je passe la porte cochère, bientôt suivi par Julie. Je passe en revue les boîtes aux lettres.

"de la Marche. 3e étage, porte gauche."


Ding dong!
"Allô?" -- une voix de vieille femme.
"Bonjour... Je viens voir Mlle Daphné de la Marche. Je suis un ami à elle... Eric Craques..."
"Hmm."
Biiip! La porte s'ouvre. C'est fou comme les gens ont confiance. Et puis, comment Daphné de la Marche pouvait-elle refuser une visite, quoique impromptue, de son patron, M. Craques?

Je me tourne vers Julie.
"Reste ici, au cas où. Je vais la chercher."

Julie ne proteste pas.

Je monte les marches quatre à quatre. Je manque de bousculer une vieille dame en burqa. Le modèle avec grillage au niveau des yeux.

Arrivé à destination, je sonne deux fois de suite. Un court laps de temps. La porte s'ouvre.

"Ah! C'est vous qui venez de sonner? Vous avez dû vous croiser sans vous voir. Ma fille est descendue à votre encontre."
"C'est impossible. Personne n'a utilisé l'ascenseur et je n'ai croisé..."

... Sapristi! La dame en burqa! Sacrée de la Marche, tu me donnes du fil à retordre!

Je déboule dans les escaliers. Arrivé à portée de voix, je hurle à Julie d'appréhender la femme en burqa. Lorsqu'elle s'aperçoit qu'elle est démasquée, la jeune fille se met à courir. En burqa, c'est burlesque.

Elle escalade une moto. Je hurle à Julie: "Attrape!" et lui lance les clefs de ma voiture, juste à côté d'elle. Elle fait démarrer ma caisse en même temps que Daphné de la Marche s'élance. Je les vois s'éloigner, puis tourner au coin de la rue.

J'ai confiance en Julie.

J'ai raison. Cinq minutes plus tard:
"J'ai de la Marche. 22 avenue Fourier."
"Je te rejoins."

...

De la Marche était silencieuse.

"Vite, Daphné! Tu as des choses à me dire, il me semble."
"Allez-y, dites-moi... ce que vous attendez de moi."
"On va commencer par vérifier qu'on est sur la même longueur d'onde. Ton stage dans mon entreprise, c'était bidon, n'est-ce pas?"
Elle tourne la tête.
"Vous savez déjà..."
"Je veux une réponse claire."
"J'ai fait ce qu'on m'a demandé de faire."
"Qui t'a demandé de faire ça? De qui recevais-tu tes ordres?"

Mutisme subit.

"JE VEUX SAVOIR QUI SONT CES GENS!"

Du sang coulait sur sa joue.

"Ecoute. Je sais que les personnes pour lesquelles tu travaillais espionnaient certaines activités privées du CERN. Ils recevaient leurs informations via les briques de jus que tu délivrais à un de leurs agents. J'ai besoin de connaître l'identité de cet agent."

Elle pleurait.

"Devine quoi? J'ai par mégarde emporté une brique de jus contenant un document crucial. Ce document s'est retrouvé entre les mains de M. Gérard Caplain quand il m'a maintenu captif pendant un demi-mois. Avant de se retrouver en prison à cause de ça, il l'avait enfermé dans un tiroir de son bureau. C'est lui-même qui me l'a dit. Aussitôt, j'ai téléphoné au CERN pour leur dire."

Julie prend le relai.
"Quelle coïncidence! Comme si vous aviez mis cet appel sur écoute, quand on est revenu chercher le document, la serrure du tiroir avait été forcée, le document s'était évaporé. Il se trouve qu'on a une très bonne raison de vouloir absolument retrouver ce truc. Alors, dis-moi qui est cet agent! Il FAUT qu'on remette la main sur le document!"

Elle clignait des yeux.
"Pitié..."
"DIS-NOUS DE QUI IL S'AGIT!"

Elle respirait durement. Elle allait lâcher le morceau.
"Si on vous demande..."
"Oui, le truc habituel, c'est pas toi qui nous l'a dit. Balance le nom, allez..."
"... Cameron Cox."

Elle désigna son sac à main. Je lui apportai. Elle en sortit son porte-monnaie, d'où elle tira une photo. Je m'en emparai et la considérai gravement.

"Cameron Cox, ça? C'est Camille, mon collègue de bureau!"

Stupeur.


"C'est pas vrai..." soufflé-je.
"... Encore un qui aura des choses à nous dire!"
"Tu l'as dit!"
"Bon, on a été assez cruels comme ça, " me dit Julie. "Allons-y."
"Tu m'aides?"
"Toujours."

...

En sortant de l'hôpital, j'osai enfin demander à Julie:
"Alors, tu vas me dire ce qui s'est passé? Un accident de voiture?"
"Tu parles, " se moqua-t-elle, "ta voiture n'a pas une éraflure!"
"Mais encore?"
"Daphné s'est pris un bout de burqa dans la roue de sa moto. Elle a valsé et a donné de la tête dans un poteau. C'était ça, la balafre sur la joue."
"Bah, elle vivra."
"Le médecin n'était pas inquiet."
"Allons voir ce cher Camille, alors. T'inquiète pas, bientôt ta fille sera en sécurité."

11. Feu Follet


"Veuillez vous asseoir. Nous avons à parler."

Bien qu'interloqué, je m'exécutai sans attendre.

"Je me prénomme Brian Cox. Je suis physicien. Je travaille dans le domaine de la physique des particules. Il se trouve que l'entreprise que dirige M. Craques était intéressée par un projet de communication instantanée sur lequel je me penchais. Ils ont commencé à financer mes travaux en échange d'un accord sur la propriété des brevets, lequel était foncièrement en ma défaveur. Il se trouve que de surcroît, cet accord ne respectait pas mes contrats avec le CERN... Légalement, c'est du vol de propriété intellectuelle. Mais ils m'offraient beaucoup. Alors j'ai bêtement accepté, et je me suis retrouvé à envoyer secrètement des documents à M. Craques, via le service de restauration du CERN, qui est achalandé par votre entreprise.
Cependant, un beau jour, un document crucial que je lui vais transmis n'est pas parvenu à destination. C'était un document très important dont je n'avais pas fait de copie. J'étais furieux qu'ils aient été si négligents, et j'ai menacé de dénoncer leurs activités s'ils ne le retrouvaient pas. Ils ont alors montré leur véritable visage. Ils m'ont enfermé dans leur prison sordide, et c'est là que je vous ai rencontré. Nous en avons réchappé de justesse l'autre jour..."

Whaou. Ça commence à devenir vraiment passionnant. Un physicien? Une technologie de pointe? Une entreprise sur nos talons? Mais alors, on est en danger, non?

"Excusez-moi, mais... M. Craques est toujours à notre recherche, alors? Dans la mesure où il sait où me trouver, vous êtes actuellement en grand danger, à moins que je ne me fourvoie fort!"
"Navré de vous contredire, mais en tant que scientifique, mon intérêt principal réside dans la sécurité des technologies que je met au point. En l'occurrence, mon prototype de communication a disparu, et cela seul m'importe. Cela dit, si jamais nous retrouvons avant eux cet objet que l'empire Craques a perdu, vous n'aurez plus rien à craindre: toutes ses foudres se retourneront contre le CERN. Croyez-moi, le CERN sera en mesure de lui résister; il est protégé par de nombreux gouvernements européens."

Il plongea sa main dans une sacoche en cuir qu'il avait apportée avec lui, et en retira une tablette interactive. Il nous fit visionner une vidéo sur laquelle on voyait un individu en blouse manipuler une sorte de chiffon verdâtre. Alors qu'il le dépliait, je me rendis compte avec stupeur qu'il s'agissait d'un feuillet vert, exactement comme celui que j'avais imaginé en rêve, exactement comme celui dont Julie m'avait confessé l'existence!

Il traça des symboles sur le papier, dont la forme variait tant de seconde en seconde qu'on n'aurait jamais deviné qu'il avait jamais été froissé. Il semblait mû par une volonté propre, indépendante de la gravité: il se froissait et se défroissait systématiquement, même si on le posait à plat. En titre, il portait l'indication: "Feu Follet".

"Il s'agit d'un prototype de mon système. Il a disparu. Si je viens vous voir aujourd'hui, c'est pour retrouver sa trace. La dernière fois que je l'ai vu, je la glissait dans une canette de jus à destination de M. Craques."

Il marque une pause pour réajuster ses lunettes.

"Je vous prie de croire que vous avez toute la puissance du CERN derrière moi. Vous venez de recevoir mille cinq cent euros sur vos comptes respectifs, et si jamais vous mettiez la main sur le jumeau de Feu Follet, vous toucheriez le double. Si vous avez besoin de quoi que ce soit pour reconquérir notre bien, envoyez un message à cette adresse mail. Sur ce, permettez-moi de prendre congé."

Il me tends un petit carton noir sur lequel est inscrit: "mandelbrot@ffec.gov". Puis il s'en va, l'air de rien.

Julie me regarde avec les yeux ronds.

"Qu'est-ce qu'on fait maintenant?"

J'admets que je suis un peu perdu, quand même. Par où commencer? On pourrait très bien ne pas tenir compte de toutes ces fariboles! A moins qu'il ait été sérieux? Certains de ses dires avaient un troublant semblant de vérité... Comment savoir?

"Je ne sais pas dans quelle histoire on s'embarque, mais il faudrait d'abord vérifier qu'on ne se fait pas mener en bateau. Je propose de vérifier qu'il nous a bien versé sur nos comptes la somme dont il a parlé. Si c'est le cas, ... eh bien, on verra si on peut aider le pauvre homme! Mais le vrai problème, le voici: les sbires de M. Craques sont toujours à ma recherche. À notre recherche. Crois-moi: s'il y a une once d'espoir de se libérer de la menace de l'empire Craques, il faut foncer. Et cet hurluberlu à lunettes viens de me redonner de l'espoir."

Julie fait la grimace.

"Je sais que tu as raison, mais... ce type me colle la frousse. J'ai pas totalement confiance en lui. Bah, peu importe. On verra bien comment ça se débine. Avec un peu de chance, on s'en sortira quand même."

On s'est mis en chemin. Il fallait prendre garde à ne pas emprunter un trajet trop direct, pour éviter de possibles attaques surprises comme j'en avais trop souvent été victime ces derniers temps. Du coup, on a fait pas mal de détours, et on est arrivé chez Julie épuisés, et prêts à se mettre les pieds sous la table. On a attrapé des sushis en cours de route. Il faudra retenir l'endroit: ils sont succulents. J'en suis d'autant plus surpris que j'ai l'habitude des sushis franchement pâteux.

"Je mets la télé. Tu préfères quelle chaîne?"
"Zappe sur TF1, la chaîne culturelle. Maintenant qu'on a vu, de nos yeux vu, à quel point leur siège social est laid, on n'a plus de scrupule."

À partir d'un certain niveau, les téléfilms sont tellement nuls qu'on les apprécie en tant que tels. Celui-ci narrait l'histoire absurde d'un tueur en série qui s'en prenait exclusivement aux teneurs de sites d'alimentation générale. Après chaque méfait, il s'enfilait un soda volé sur place. Mais une jeune policière sans vergogne le piège, et lui passe les menottes alors qu'il vient de boire. Il s'étouffe et meurt, ce qui attire la suspicion de ses collègues. La suite au prochain épisode.

Bonne nuit.

...

Un être balafré se promène, cerné par la foule. Pas un souffle; pas un bruit. Il se demande ce qui se passe dans le monde des ombres. Il arrive devant un piédestal marmoréen inondé de soleil. Une statue mobile, quoique spectrale, lui tend une létale boisson. Un jus de fruit avec paille. L'être l'agrippe et la boit. Puis, alors que la statue se détourne, répugnée, il est pris de spasmes, il tousse violemment. Soudain une ombre dans son dos. Un coup de poignard le frappe à l'omoplate. Il recrache un morceau de tissu... froissé... verdâtre...

...

Réveil en sursaut. Je me remets vite de mon émoi. Mais qu'est-ce que c'était que ce rêve? J'ai l'habitude de croire que seuls les gens très heureux font des cauchemars, pour compenser. Et inversement. Mais je n'étais même pas capable de dire s'il s'agissait d'un bon ou d'un mauvais rêve! C'était juste un truc bizarre qui était rentré par une oreille pendant mon sommeil, et qui avait perturbé le paisible cours de mes rêves. Voilà: il faut simplement chasser cette aberration de mon esprit. Je me jette hors des draps et m'assied contre mon lit.

Les rêves ont-ils une signification?

Je ressens soudainement des rouages tourner dans mon esprit. Le jus... les tueurs... les Caplains... Petit à petit, ma compréhension de toute cette intrigue s'affine.

Je me souviens avoir bu du jus de fruit jadis. J'avais effrontément piqué une brique à la cargaison que transportait mademoiselle Daphné de la Marche, qui était alors en stage dans mon entreprise. Quelque chose qui aurait dû me surprendre sur le moment, c'était que la jeune fille n'avait aucune raison de transporter une caisse de jus dans le centre "logistique" du bâtiment. Elle était un étage trop haut. Et si cette brique contenait le message que Brian Cox avait envoyé à Craques? Et si elle contenait Feu Follet? Voyons, qu'est-ce que j'en ai fait... Je ne l'avais pas finie, alors je l'ai emportée le soir, sur le chemin du retour... Résultat: je me fais traquer par des tueurs. Ce qui confirme ma conjecture!

Une chose me turlupine encore: mais comment pouvaient-ils bien savoir que c'était moi?

Maudite de la Marche. La caisse de jus était son leurre.