11. Feu Follet


"Veuillez vous asseoir. Nous avons à parler."

Bien qu'interloqué, je m'exécutai sans attendre.

"Je me prénomme Brian Cox. Je suis physicien. Je travaille dans le domaine de la physique des particules. Il se trouve que l'entreprise que dirige M. Craques était intéressée par un projet de communication instantanée sur lequel je me penchais. Ils ont commencé à financer mes travaux en échange d'un accord sur la propriété des brevets, lequel était foncièrement en ma défaveur. Il se trouve que de surcroît, cet accord ne respectait pas mes contrats avec le CERN... Légalement, c'est du vol de propriété intellectuelle. Mais ils m'offraient beaucoup. Alors j'ai bêtement accepté, et je me suis retrouvé à envoyer secrètement des documents à M. Craques, via le service de restauration du CERN, qui est achalandé par votre entreprise.
Cependant, un beau jour, un document crucial que je lui vais transmis n'est pas parvenu à destination. C'était un document très important dont je n'avais pas fait de copie. J'étais furieux qu'ils aient été si négligents, et j'ai menacé de dénoncer leurs activités s'ils ne le retrouvaient pas. Ils ont alors montré leur véritable visage. Ils m'ont enfermé dans leur prison sordide, et c'est là que je vous ai rencontré. Nous en avons réchappé de justesse l'autre jour..."

Whaou. Ça commence à devenir vraiment passionnant. Un physicien? Une technologie de pointe? Une entreprise sur nos talons? Mais alors, on est en danger, non?

"Excusez-moi, mais... M. Craques est toujours à notre recherche, alors? Dans la mesure où il sait où me trouver, vous êtes actuellement en grand danger, à moins que je ne me fourvoie fort!"
"Navré de vous contredire, mais en tant que scientifique, mon intérêt principal réside dans la sécurité des technologies que je met au point. En l'occurrence, mon prototype de communication a disparu, et cela seul m'importe. Cela dit, si jamais nous retrouvons avant eux cet objet que l'empire Craques a perdu, vous n'aurez plus rien à craindre: toutes ses foudres se retourneront contre le CERN. Croyez-moi, le CERN sera en mesure de lui résister; il est protégé par de nombreux gouvernements européens."

Il plongea sa main dans une sacoche en cuir qu'il avait apportée avec lui, et en retira une tablette interactive. Il nous fit visionner une vidéo sur laquelle on voyait un individu en blouse manipuler une sorte de chiffon verdâtre. Alors qu'il le dépliait, je me rendis compte avec stupeur qu'il s'agissait d'un feuillet vert, exactement comme celui que j'avais imaginé en rêve, exactement comme celui dont Julie m'avait confessé l'existence!

Il traça des symboles sur le papier, dont la forme variait tant de seconde en seconde qu'on n'aurait jamais deviné qu'il avait jamais été froissé. Il semblait mû par une volonté propre, indépendante de la gravité: il se froissait et se défroissait systématiquement, même si on le posait à plat. En titre, il portait l'indication: "Feu Follet".

"Il s'agit d'un prototype de mon système. Il a disparu. Si je viens vous voir aujourd'hui, c'est pour retrouver sa trace. La dernière fois que je l'ai vu, je la glissait dans une canette de jus à destination de M. Craques."

Il marque une pause pour réajuster ses lunettes.

"Je vous prie de croire que vous avez toute la puissance du CERN derrière moi. Vous venez de recevoir mille cinq cent euros sur vos comptes respectifs, et si jamais vous mettiez la main sur le jumeau de Feu Follet, vous toucheriez le double. Si vous avez besoin de quoi que ce soit pour reconquérir notre bien, envoyez un message à cette adresse mail. Sur ce, permettez-moi de prendre congé."

Il me tends un petit carton noir sur lequel est inscrit: "mandelbrot@ffec.gov". Puis il s'en va, l'air de rien.

Julie me regarde avec les yeux ronds.

"Qu'est-ce qu'on fait maintenant?"

J'admets que je suis un peu perdu, quand même. Par où commencer? On pourrait très bien ne pas tenir compte de toutes ces fariboles! A moins qu'il ait été sérieux? Certains de ses dires avaient un troublant semblant de vérité... Comment savoir?

"Je ne sais pas dans quelle histoire on s'embarque, mais il faudrait d'abord vérifier qu'on ne se fait pas mener en bateau. Je propose de vérifier qu'il nous a bien versé sur nos comptes la somme dont il a parlé. Si c'est le cas, ... eh bien, on verra si on peut aider le pauvre homme! Mais le vrai problème, le voici: les sbires de M. Craques sont toujours à ma recherche. À notre recherche. Crois-moi: s'il y a une once d'espoir de se libérer de la menace de l'empire Craques, il faut foncer. Et cet hurluberlu à lunettes viens de me redonner de l'espoir."

Julie fait la grimace.

"Je sais que tu as raison, mais... ce type me colle la frousse. J'ai pas totalement confiance en lui. Bah, peu importe. On verra bien comment ça se débine. Avec un peu de chance, on s'en sortira quand même."

On s'est mis en chemin. Il fallait prendre garde à ne pas emprunter un trajet trop direct, pour éviter de possibles attaques surprises comme j'en avais trop souvent été victime ces derniers temps. Du coup, on a fait pas mal de détours, et on est arrivé chez Julie épuisés, et prêts à se mettre les pieds sous la table. On a attrapé des sushis en cours de route. Il faudra retenir l'endroit: ils sont succulents. J'en suis d'autant plus surpris que j'ai l'habitude des sushis franchement pâteux.

"Je mets la télé. Tu préfères quelle chaîne?"
"Zappe sur TF1, la chaîne culturelle. Maintenant qu'on a vu, de nos yeux vu, à quel point leur siège social est laid, on n'a plus de scrupule."

À partir d'un certain niveau, les téléfilms sont tellement nuls qu'on les apprécie en tant que tels. Celui-ci narrait l'histoire absurde d'un tueur en série qui s'en prenait exclusivement aux teneurs de sites d'alimentation générale. Après chaque méfait, il s'enfilait un soda volé sur place. Mais une jeune policière sans vergogne le piège, et lui passe les menottes alors qu'il vient de boire. Il s'étouffe et meurt, ce qui attire la suspicion de ses collègues. La suite au prochain épisode.

Bonne nuit.

...

Un être balafré se promène, cerné par la foule. Pas un souffle; pas un bruit. Il se demande ce qui se passe dans le monde des ombres. Il arrive devant un piédestal marmoréen inondé de soleil. Une statue mobile, quoique spectrale, lui tend une létale boisson. Un jus de fruit avec paille. L'être l'agrippe et la boit. Puis, alors que la statue se détourne, répugnée, il est pris de spasmes, il tousse violemment. Soudain une ombre dans son dos. Un coup de poignard le frappe à l'omoplate. Il recrache un morceau de tissu... froissé... verdâtre...

...

Réveil en sursaut. Je me remets vite de mon émoi. Mais qu'est-ce que c'était que ce rêve? J'ai l'habitude de croire que seuls les gens très heureux font des cauchemars, pour compenser. Et inversement. Mais je n'étais même pas capable de dire s'il s'agissait d'un bon ou d'un mauvais rêve! C'était juste un truc bizarre qui était rentré par une oreille pendant mon sommeil, et qui avait perturbé le paisible cours de mes rêves. Voilà: il faut simplement chasser cette aberration de mon esprit. Je me jette hors des draps et m'assied contre mon lit.

Les rêves ont-ils une signification?

Je ressens soudainement des rouages tourner dans mon esprit. Le jus... les tueurs... les Caplains... Petit à petit, ma compréhension de toute cette intrigue s'affine.

Je me souviens avoir bu du jus de fruit jadis. J'avais effrontément piqué une brique à la cargaison que transportait mademoiselle Daphné de la Marche, qui était alors en stage dans mon entreprise. Quelque chose qui aurait dû me surprendre sur le moment, c'était que la jeune fille n'avait aucune raison de transporter une caisse de jus dans le centre "logistique" du bâtiment. Elle était un étage trop haut. Et si cette brique contenait le message que Brian Cox avait envoyé à Craques? Et si elle contenait Feu Follet? Voyons, qu'est-ce que j'en ai fait... Je ne l'avais pas finie, alors je l'ai emportée le soir, sur le chemin du retour... Résultat: je me fais traquer par des tueurs. Ce qui confirme ma conjecture!

Une chose me turlupine encore: mais comment pouvaient-ils bien savoir que c'était moi?

Maudite de la Marche. La caisse de jus était son leurre.

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