14. L'intrusion

"Tu es sûr de pouvoir la retrouver, cette foutu prison?"

Je plonge mes yeux dans le regard bleu pâle de Julie. Je suis content de l'avoir avec moi, en ces temps difficiles.

"Si tu veux rester en dehors de cette histoire, libre à toi. Je ferais quand même d'une pierre deux coups, ne t'inquiète pas."
"Ne cherche pas à m'empêcher de venir avec toi," lance-t-elle. Son visage se fend d'un large sourire. "Ou tu auras affaire à mes foudres mortelles!"
J'éclate de rire.
"Si si, j'ai ça en réserve! En fait, c'est une expérience du CERN qui a mal tournée... Je me suis fait mordre par une araignée radioactive. Depuis, je peux faire s'abattre la foudre sur n'importe qui!"
"Je te crois sur parole!" fais-je en souriant. "Alors, pas de revolver pour toi."

Je sortis une mallette et l'ouvris. Parfait. Tout ce que j'avais demandé à M. Cox était là.

"Dis, ils t'ont demandé pourquoi tu voulais des armes à feu, chez mandelbrot@ffec.gov?"
"Après le coup de l'autre fois, j'ai préféré ne pas leur dire quoi que ce soit. La communication aurait pu être écoutée."
"Tu as déjà utilisé un pistolet?"
"... J'espérais ne pas avoir à m'en servir. Je ferai sans entraînement, ça n'a pas l'air compliqué."

Elle fait une moue inquiète.

"Je suis sûr que ça ira comme sur des roulettes," fais-je pour la rassurer. "On est trois, avec François. Et puis, on a l'effet de surprise!"

Elle se rapproche de moi.

"Merci... pour tout ce que tu fais. Mais, dis-moi... pourquoi tu m'aides à ce point-là?"

Le moment me parut propice: je l'embrassai.
Elle se laissa faire.
Elle m'enlaça.
C'était presque trop parfait pour être vrai.

La porte claque. François entre en coup de vent.
"Eh les gens! J'ai ramené mon fusil de chasse pour..."

Il nous remarque.

"Oh."

...


Je décroche ma dernière grenade et l'envoie au fond du couloir. Au coeur de la pénombre, elle éclate. Un flash. Des hurlements. Il est temps d'y aller.

Tout en douceur, je tire sur tout ce qui bouge. Julie, derrière moi, fait de même. François couvre nos arrières.

J'arrive à la fameuse porte. Julie frappe durement contre le blindage.
"Élodie! Tu m'entends? Écarte-toi de la porte! On va te sortir de là."

Je mets en place la dynamite.

Soudain, le néon vacillant du couloir émet un flash, et on entr'aperçoit deux hommes armés. Salve de coups de feu. Un coup tonitruant venant du fusil de François. En face, on perçoit un râle. Encore quelques coups de feu, puis le silence.
"Je suis touché..." couine François.

Oh zut. Je le prend par la taille et le tracte loin de la porte qui va bientôt sauter. Et subitement je me met à réfléchir. Pauvre François! On ne pourra même pas l'emmener à l'hôpital... Une blessure par balle, ça éveille la suspicion!

BAOUM!

Énorme onde de choc. Un flash formidable. J'en suis tout retourné. Mes oreilles sifflent.
Mais la porte est enfin ouverte.

Camille, mon cher collègue de bureau, en sort le premier. Il a le visage ravagé. Une balafre lui barre la joue; ça ne partira probablement jamais.
Et derrière lui, une petite voix chantante résonne.

"Julie, dis bonjour à ta fille!" dis-je avec un sourire.

Par l'ouverture, on aperçoit la fillette que j'avais rencontré lors de ma séquestration...

Dans sa main, elle tient une feuille de couleur verdâtre... "Feu Follet".

13. Le but


Camille n'était pas chez lui. Camille ne revint pas au boulot non plus. En fait, mon vieux collègue de bureau était porté disparu.

Je l'ai appris par un coup de fil que j'ai passé à ma hiérarchie.
"Bonjour, Mme Trevis. Je vous appelle au sujet de M. Camille Coque. Je ne cherche pas à lui faire du tord. Néanmoins, il n'est pas encore arrivé à son bureau et cela m'intrigue. Il ne lui est rien arrivé de fâcheux, je l'espère?"
"M. Coque, vous dites? Attendez... Ah. M. Camille Coque. Effectivement, il a été absent pendant quatre jours. Nous n'avons reçu aucun message de sa part. Il semblerait qu'il ait également déserté son appartement. Bref, il est porté disparu jusqu'à nouvel ordre."
"Vous... vous en avez informé les autorités?"
"Elles n'en ont rien à faire. Il y en a tous les jours, des disparitions. La gendarmerie ne s'occupe que des enfants, parce que les enlèvements de mineurs défrayent toujours la chronique. Tandis que les hommes d'âge mûr... Apparemment, dans la plupart des cas, ce genre de disparitions relève plus d'une bénigne crise de la cinquantaine que de quoi que ce soit d'inquiétant. Ne vous faites pas trop de mouron: il reviendra dans les semaines à venir nous expliquer qu'il avait des problèmes d'ordre personnel, nous passerons l'éponge et tout reviendra dans l'ordre."
"Merci infiniment pour votre sollicitude."
J'ai raccroché.

Ma dernière phrase était-elle ironique? Je ne m'en souviens déjà plus.

Je suis loin d'être irascible. Cependant, cette histoire me rongeait. Camille m'empêchait de régler cette histoire une bonne fois pour toutes. J'approchais tellement du but! Et il fallait que Camille me mette des bâtons dans les roues. Sale traître!

De rage, je prends ma trousse et la lance contre le mur. Elle retombe mollement au sol.

Je serre les poings. Calme-toi. Garde ton sang-froid. Tu as des ennemis bien trop puissants pour que tu fasses des erreurs.

Je me lève et vais ramasser la trousse.

Oh, non. Mon encrier s'est décapuchonné. Il déverse son contenu dans ma trousse. Je sors un mouchoir de la poche de mon veston pour éponger les dégâts.

Soudain, je rencontre le post-it que Camille m'avait laissé avant de partir.

Je l'avais laissé séjourner dans ma trousse. Bien qu'il m'avait paru anodin, c'était le dernier message que j'avais reçu de lui avant sa "disparition". Cependant, mon petit incident avait dévoilé une nouvelle dimension cachée dans ce message.

Il avait écrit quelque chose à l'effaceur.

Je rajoute un peu d'encre pour faire ressortir les mots.

"RDV Michaud 21 Champs Elysées."

...

"Allô? Julie? Ma complicatrice de vie préférée?"
"Te moque pas de moi, tu veux?"
"Il y a du nouveau. Camille m'avait laissé un billet dans lequel il avait dissimulé un message à l'effaceur. Il nous donne rendez-vous aux Champs Elysées. Tu es partante?"
"Toujours, tu sais bien!" rit-elle.

...

Biiip! Biiip! Biiip! Biii... Clip.
"Allô, François Michaud. Qui est-ce?"
"C'est Camille Coque qui nous envoie. Nous sommes des amis."
"Camille Co... Ah! Oui, entrez."
Clac.
La porte s'ouvre.

"Et si c'était un traquenard?" demande Julie, nerveuse.
"Est-ce qu'ils auraient le temps de se préparer? Je ne sais pas. Bah, on n'est plus à ceci près! Au pire, tu te retrouveras avec ta fille, non?"
J'ai réussi à la faire rire.

Toc toc toc.
Michaud nous accueille chaleureusement.
"Entrez, je vous en prie... François Michaud pour vous servir. Tisane, café?"
"Une tisane pour moi," fais-je.
"Deux tisanes," fais Julie.

Quelle chance! En guise de guet-apens, on sirote une tisane accompagnée d'un biscuit.
"Alors comme ça, vous êtes les fameux collègues de Camille. Je suis un ami de longue date de Camille Coque, ou plutôt Cameron Cox, comme il s'appelait avant de travailler chez M. Craques. Mais, comme vous le savez sans doute, Cameron et ses frères ont changé leur fusil d'épaule. L'un d'entre eux est mort. L'autre s'est fait emprisonné. Le dernier - Cameron - est porté disparu. Il s'est évaporé il y a deux jours de cela."
"Deux jours! Mais il a été absent au bureau pendant quatre jours! Qu'est-ce qu'il a bien pu faire les deux premiers jours?"
"Je ne connaît pas le détail de ses activités," élude-t-il, souriant, en faisant diluer un sucre dans son expresso. "Néanmoins, je sais qu'il cherchait à remettre la main sur une technologie que ses frères, les jumeaux, ont mise au point. A priori, c'est le mieux placé pour retrouver la trace de ces fameux documents: c'est lui qui les livrait en personne à M. Craques."
"Donc c'est bel et bien vrai! Camille travaillait secrètement à la solde de M. Craques!"
"Erm... Commençons par le commencement, voulez-vous? La première fois que j'ai rencontré les frères Cox, c'étaient tous de brillants étudiants. L'aîné, Cameron, était dans ma promotion en école de commerce. Les jumeaux ont simultanément intégré l'ENS. Plus tard, Cameron était embauché par l'entreprise de M. Craques, et les jumeaux par le CERN. Ils se sont révélé extrêmement brillants. Le projet sur lequel ils travaillaient était susceptible d'intéresser M. Craques: Cameron l'a mis au courant, et Craques n'a certes pas fait la sourde oreille, oh que non! Il leur a fait une proposition alléchante, et quelques temps plus tard, ils lui envoyaient en priorité les premiers éléments de leur projet. Bien sûr, c'était contraire à la convention du CERN; alors il a chargé Cameron d'organiser l'acheminement des documents entre Genève et la Défense, en toute discrétion bien entendu. C'est à ce moment-là que Cameron s'est confectionné une fausse identité."

François ingurgite une gorgée de café.

"Le principe de cette technologie est très impressionnant. La destruction de certaines composantes de la matière peut entraîner l'apparition de particules jumelles, aux propriétés continûment similaires. Les frères Cox ont mis au point des tissus de cellulose gavés de particules synchrones, à polarisation uniforme. De cette façon, une action énergétique sur l'un des feuillets, comme de la lumière ou un mouvement de torsion, est reflétée sur l'autre feuillet. C'est pour cela que ces feuilles donnent l'impression de se froisser par elles-même: le moindre choc se répercute sur la feuille jumelle, et s'amplifie par effet Larsen. Le truc génial, c'est qu'on peut envoyer des informations sous la forme de flux d'énergie d'une feuille à l'autre, avec quasi aucune latence! Feu Follet et Coquecigrue, ce ne sont que des "proof of concept", une preuve flagrante que les possibilités sont infinies! Matt Cox espérait voir ceci devenir l'ethernet du futur. Les connexions entre ordinateurs deviendraient instantanées. Une première approximation fait état de vitesses de téléchargement de plusieurs dizaines de giga-octets par secondes. C'est l'équivalent du contenu de 14 CD! Bref, on a ici du lourd, du prometteur. En somme, il est raisonnable de penser que notre ami commun, Cameron Cox, soit entre les griffes de nos ennemis, et j'escomptais faire usage de votre aide pour l'en sortir."