18. L'infection

"Où est-ce que vous m'emmenez, Mlle de la Marche?"
"J'ai des ordres. Je ne peux pas vous en dire plus, mais je suis vraiment désolée de tout ce qui t'arrives."
Aïe. Je me rends subitement compte qu'elle est réellement sincère. Ca me fait comme un coup à l'estomac. J'en viens même à éprouver du regret pour la cicatrice sur sa joue.

On s'arrête à proximité d'un carrefour passant. Elle se gare.
"Ce restaurant est très bien, tu verras. On nous attend déjà à l'intérieur."

On rentre. De la Marche se dirige vers une table du fond. C'est alors que je remarque Julie, accompagnée d'un individu que je ne connais que trop bien. Lunettes rondes et petite taille.

Nous nous asseyons. Un serveur nous fournit le menu, on choisit rapidement. Je n'ai plus faim (après tout, je viens de manger), mais je choisis quand même une petite salade au fromage, pour faire bonne mesure.

Je dévisage Julie. Elle a l'air désespéré. Que lui ont-ils fait à elle aussi? Elle ne porte pas ses vêtements. C'est la première fois que je la voie en jupe.

Sitôt le garçon parti, l'homme aux lunettes rondes intervient.
"Nous sommes ici pour établir les circonstances de votre mort à tous les deux. Tout d'abord, nous aimerions savoir si vous êtes d'accord pour nous aider. Vous pouvez poser toutes les questions que vous voulez à présent."

C'est pas trop tôt. Je pouvais presque sentir toutes les questions qui se noyaient dans ma gorge et ne pouvaient sortir.

"Qui êtes-vous?"
"Je travaille dans l'entreprise de M. Craques, section pharmaceutique."
"Autre question: pourquoi dois-je mourir?"
"Votre mort garantira votre sécurité. En contrepartie, vous ne pourrez rien faire sans nous."
"Et si j'alerte les autorités? Ils verront bien que je suis en vie!"
"Si vous alertiez les autorités, on vous jetterais en prison. Vous êtes recherchés pour meurtre."

La première chose que j'ai pensé: "C'est toujours mieux qu'être mort!"

"Laissez-moi m'expliquer. La police a retrouvé votre sang sur les lieux de l'explosion qui a tué Brian Cox. Le vôtre et celui de la jeune demoiselle assise à côté de moi. Comme vous n'avez pas donné signe de vie, leur esprit s'est emballé..."
Maigre sourire de ma part.
"Après tout, mon nom est facile à perdre... John Doe... Je pourrais m'appeler n'importe comment. Qu'est-ce que ça changerait?"
"Votre nom, oui. En revanche, obtenir une nouvelle carte d'identité, une situation, une vie: ceci, nous vous l'offrons, et sans nous, vous ne l'aurez pas."
"Alors pourquoi m'infliger le SIDA?"

Julie pousse un cri horrifié. Elle tourne ses yeux ronds vers mon interlocuteur.

"Le virus, c'est une autre histoire. Notre entreprise est à la recherche d'une pilule qui permette d'en guérir. Nous manquons cruellement de cobayes, alors nous utilisons tout ce que nous avons sous la main. À propos, vos tests ne sont pas concluants."

Ça, c'est la goutte qui fait déborder le vase. Furieux, je me lève.
"Mais qu'est-ce que c'est que ces manières? Vous croyez que vous pouvez m'ôter la vie comme ça? Et deux fois plutôt qu'une? C'est à moi, tout ça! Je... Je trouve inadmissible que des gens soient capables de se montrer aussi monstrueux! C'est absolument inouï! Et faites attention! ... Vous avez de la chance, que je ne sois pas comme vous, sinon je vous aurais déjà étranglé!"
Je commence à bafouiller. J'essaie de cacher ma colère en allant au toilettes.

Là, je m'emploie à contenir mes émotions. Je brise un miroir au passage. J'ai la main en sang. C'est douloureux. Paradoxalement, ça me fait du bien.

Non, je ne suis pas mazo.

"John? Il ne vous reste pas longtemps."

Je fais volte-face en un sursaut de surprise. Daphné me regarde. Un brin de peur dans son regard.
"Il faut que vous partiez. Maintenant."
Je la regarde de travers.
"Vous pouvez m'expliquer ce qu'il se passe? Qu'est-ce qu'ils nous veulent, bon sang?"
"Il existe un certain nombre d'entreprises qui tentent de trouver un remède au SIDA en premier... Celle de M. Craques entre autres. Malheureusement, ils ont du retard par rapport à Roche, une entreprise internationale de pharmaceutique. Une histoire de rachats judicieux. Roche a fusionné toutes ses bases de données, et M. Craques père, qui est séropositif depuis de nombreuses années, convoite violemment ces informations. Il pense qu'elles seront complémentaires aux données de son fils, et qu'elles mèneront directement à une solution."
"Quel rapport avec Coquecigrue?"
"Il y a une quantité d'information phénoménale! Le transfert pirate de ces informations par internet prendrait une année entière! La solution la plus rapide est de posséder une technologie de transfert quasi-instantané. Coquecigrue."

Explication diaphane.
"Et alors?"
"Alors, tandis que M. Craques père cherche à exploiter cette technologie pour des raisons personnelles, son fils, Éric Craques, souhaiterais se lancer dans un commerce plus large de cette technologie. En priorité, il souhaite la breveter. Ajoutez à cela des intrigues de politiciens que l'on n'explique pas encore, mais qui ont clairement trait à Coquecigrue."
"Quel rapport avec moi?"
"Ethan Cox marche avec Patrick Craques. Éric veut vous protéger contre son père."

Ethan Cox?
"C'est l'autre type?" fis-je d'un coup d'oeil vers le restaurant.
"Il faut que vous partiez par ce soupirail. Descendez le boulevard de Belleville jusqu'au Père Lachaise, et entrez dans le cimetière. Promenez-vous un peu."
"J'ai une autre question..."
"Plus tard. Le temps manque."

Elle me poussa à l'extérieur.

Je fis comme elle me l'avait demandé. De quoi me surprendre. Mlle de la Marche était devenue digne de confiance?! Où va le monde?

Dans le cimetière, je me promenai un peu. Je n'eus pas longtemps à chercher. Bien vite, je notai un homme en costume qui attendait de façon extrêmement raide.

"Eh, vous, là-bas? Êtes-vous celui que je cherche?"
Il se retourne lentement. Jeune homme, mon âge à peu près.
"Je me présente. Je suis Eric Craques. Je vais vous guérir du sida."

17. Les morts

Avant de m'évanouir, je vis la tête de Brian rouler à travers les flammes.

...

J'ai horreur des mauvaises surprises. Je vous le jure. Et ce n'est pas parce qu'elles se multiplient dans ma vie que je m'habitue.

Je me suis réveillé dans une chambre d'hôtel. Je suis vêtu d'un pyjama très classe. Je suis rasé et lavé, confortablement lové dans un lit double, bordé avec soin.

Je m'extirpe en un grommellement irrité.

Une lampe grésillante fait briller un coin de la pièce. Je remarque une caméra, puis mes yeux se tournent vers l'unique fenêtre. Elle est fermée par une grosse chaîne cadenassée.

Il fait beau dehors. On est à Paris, à proximité de la Seine. Je suis au quatrième étage.

Je me tourne vers la porte. Elle est fermée, évidemment.

Une fouille sommaire de la pièce ne me montre qu'une chose: cette chambre est impeccablement tenue. Ah, et je n'ai plus mes vêtements.

Bon. Il ne me reste plus qu'à attendre.

...

Jour 1. Personne n'est venu. La diode de la caméra clignote toujours.

...

Jour 2. Mortel ennui. La nuit a été difficile. Ils ont sûrement mis la clim'. Il faisait froid comme au pôle nord.

La caméra brillait dans le noir.

J'espère ne pas mourir de faim.

...

Jour 4. J'ai maigri.

Par la large fenêtre, je contemple l'effervescence de la capitale. Et moi?

...

Jour 6. J'ai été réveillé au milieu de la nuit par un majordome qui est soit adepte de culturisme, soit bien fourni par la nature. Il n'en reste pas moins extrêmement respectueux.

Il m'emmène dans une salle de restauration à l'intérieur de l'hôtel. Déjà attablé, un homme en costard m'attend. Entre cinquante et soixante ans. Favoris grisonnants. Traces de lunettes des deux côtés du nez. L'embonpoint pointe le bout de son nez derrière sa chemise lacoste.

Amical, il m'invite à s'asseoir en face de lui.

Un serveur surgit de nulle part. Il dépose un rumsteak poivré assorti d'une sauce béarnaise. Il disparaît aussi vite qu'il est arrivé.

Je commence à travailler la viande. Je meurs de faim.

Le vieil homme se présente.
"Je m'appelle Patrick Craques. Je suis politicien et lobbyiste.
Tu es John Doe. Un nom peu courant, même pour un orphelin. Tu es actuellement porté disparu. Tu es ici pour mourir. Que tu le veuilles ou non, on fera croire à ta mort. Ce que tu feras ensuite ne dépend que de toi. Ou bien tu nous aidera à régler cette affaire de Feu Follet et Coquecigrue, ou bien tu seras de nouveau enfermé."

Oh non. Et ça recommence! Les locaux sont plus agréables, cette fois. J'admets.

"Qu'est-ce qui vous fait croire que je vais vous aider bien gentiment?"

Il a fini ses patates et sa viande. Il s'essuie la bouche.

"Avant que tu ne te réveilles, on t'a instillé le virus du SIDA par les veines. Jamais tu ne pourras avoir une vie normale. Pourtant, mon fils, Eric, est prêt à te garantir les médicaments nécessaires et les meilleurs soins, à vie, pour soulager autant que possible ta condition. Ceci, en échange de ton aide. Note que l'on détient Julie et sa fille, que François est de notre côté et nous a déjà procuré les prototypes, et bien sûr, que Brian Cox est mort. Sache maintenant que tu seras libre comme l'air à la seconde où tu seras enterré. Quel que soit ton choix, ..."

"Vous m'avez demandé, monsieur?" dit une voix dans mon dos, interrompant mon interlocuteur.

Daphné de la Marche.

...

POURRITURES!