18. L'infection

"Où est-ce que vous m'emmenez, Mlle de la Marche?"
"J'ai des ordres. Je ne peux pas vous en dire plus, mais je suis vraiment désolée de tout ce qui t'arrives."
Aïe. Je me rends subitement compte qu'elle est réellement sincère. Ca me fait comme un coup à l'estomac. J'en viens même à éprouver du regret pour la cicatrice sur sa joue.

On s'arrête à proximité d'un carrefour passant. Elle se gare.
"Ce restaurant est très bien, tu verras. On nous attend déjà à l'intérieur."

On rentre. De la Marche se dirige vers une table du fond. C'est alors que je remarque Julie, accompagnée d'un individu que je ne connais que trop bien. Lunettes rondes et petite taille.

Nous nous asseyons. Un serveur nous fournit le menu, on choisit rapidement. Je n'ai plus faim (après tout, je viens de manger), mais je choisis quand même une petite salade au fromage, pour faire bonne mesure.

Je dévisage Julie. Elle a l'air désespéré. Que lui ont-ils fait à elle aussi? Elle ne porte pas ses vêtements. C'est la première fois que je la voie en jupe.

Sitôt le garçon parti, l'homme aux lunettes rondes intervient.
"Nous sommes ici pour établir les circonstances de votre mort à tous les deux. Tout d'abord, nous aimerions savoir si vous êtes d'accord pour nous aider. Vous pouvez poser toutes les questions que vous voulez à présent."

C'est pas trop tôt. Je pouvais presque sentir toutes les questions qui se noyaient dans ma gorge et ne pouvaient sortir.

"Qui êtes-vous?"
"Je travaille dans l'entreprise de M. Craques, section pharmaceutique."
"Autre question: pourquoi dois-je mourir?"
"Votre mort garantira votre sécurité. En contrepartie, vous ne pourrez rien faire sans nous."
"Et si j'alerte les autorités? Ils verront bien que je suis en vie!"
"Si vous alertiez les autorités, on vous jetterais en prison. Vous êtes recherchés pour meurtre."

La première chose que j'ai pensé: "C'est toujours mieux qu'être mort!"

"Laissez-moi m'expliquer. La police a retrouvé votre sang sur les lieux de l'explosion qui a tué Brian Cox. Le vôtre et celui de la jeune demoiselle assise à côté de moi. Comme vous n'avez pas donné signe de vie, leur esprit s'est emballé..."
Maigre sourire de ma part.
"Après tout, mon nom est facile à perdre... John Doe... Je pourrais m'appeler n'importe comment. Qu'est-ce que ça changerait?"
"Votre nom, oui. En revanche, obtenir une nouvelle carte d'identité, une situation, une vie: ceci, nous vous l'offrons, et sans nous, vous ne l'aurez pas."
"Alors pourquoi m'infliger le SIDA?"

Julie pousse un cri horrifié. Elle tourne ses yeux ronds vers mon interlocuteur.

"Le virus, c'est une autre histoire. Notre entreprise est à la recherche d'une pilule qui permette d'en guérir. Nous manquons cruellement de cobayes, alors nous utilisons tout ce que nous avons sous la main. À propos, vos tests ne sont pas concluants."

Ça, c'est la goutte qui fait déborder le vase. Furieux, je me lève.
"Mais qu'est-ce que c'est que ces manières? Vous croyez que vous pouvez m'ôter la vie comme ça? Et deux fois plutôt qu'une? C'est à moi, tout ça! Je... Je trouve inadmissible que des gens soient capables de se montrer aussi monstrueux! C'est absolument inouï! Et faites attention! ... Vous avez de la chance, que je ne sois pas comme vous, sinon je vous aurais déjà étranglé!"
Je commence à bafouiller. J'essaie de cacher ma colère en allant au toilettes.

Là, je m'emploie à contenir mes émotions. Je brise un miroir au passage. J'ai la main en sang. C'est douloureux. Paradoxalement, ça me fait du bien.

Non, je ne suis pas mazo.

"John? Il ne vous reste pas longtemps."

Je fais volte-face en un sursaut de surprise. Daphné me regarde. Un brin de peur dans son regard.
"Il faut que vous partiez. Maintenant."
Je la regarde de travers.
"Vous pouvez m'expliquer ce qu'il se passe? Qu'est-ce qu'ils nous veulent, bon sang?"
"Il existe un certain nombre d'entreprises qui tentent de trouver un remède au SIDA en premier... Celle de M. Craques entre autres. Malheureusement, ils ont du retard par rapport à Roche, une entreprise internationale de pharmaceutique. Une histoire de rachats judicieux. Roche a fusionné toutes ses bases de données, et M. Craques père, qui est séropositif depuis de nombreuses années, convoite violemment ces informations. Il pense qu'elles seront complémentaires aux données de son fils, et qu'elles mèneront directement à une solution."
"Quel rapport avec Coquecigrue?"
"Il y a une quantité d'information phénoménale! Le transfert pirate de ces informations par internet prendrait une année entière! La solution la plus rapide est de posséder une technologie de transfert quasi-instantané. Coquecigrue."

Explication diaphane.
"Et alors?"
"Alors, tandis que M. Craques père cherche à exploiter cette technologie pour des raisons personnelles, son fils, Éric Craques, souhaiterais se lancer dans un commerce plus large de cette technologie. En priorité, il souhaite la breveter. Ajoutez à cela des intrigues de politiciens que l'on n'explique pas encore, mais qui ont clairement trait à Coquecigrue."
"Quel rapport avec moi?"
"Ethan Cox marche avec Patrick Craques. Éric veut vous protéger contre son père."

Ethan Cox?
"C'est l'autre type?" fis-je d'un coup d'oeil vers le restaurant.
"Il faut que vous partiez par ce soupirail. Descendez le boulevard de Belleville jusqu'au Père Lachaise, et entrez dans le cimetière. Promenez-vous un peu."
"J'ai une autre question..."
"Plus tard. Le temps manque."

Elle me poussa à l'extérieur.

Je fis comme elle me l'avait demandé. De quoi me surprendre. Mlle de la Marche était devenue digne de confiance?! Où va le monde?

Dans le cimetière, je me promenai un peu. Je n'eus pas longtemps à chercher. Bien vite, je notai un homme en costume qui attendait de façon extrêmement raide.

"Eh, vous, là-bas? Êtes-vous celui que je cherche?"
Il se retourne lentement. Jeune homme, mon âge à peu près.
"Je me présente. Je suis Eric Craques. Je vais vous guérir du sida."

17. Les morts

Avant de m'évanouir, je vis la tête de Brian rouler à travers les flammes.

...

J'ai horreur des mauvaises surprises. Je vous le jure. Et ce n'est pas parce qu'elles se multiplient dans ma vie que je m'habitue.

Je me suis réveillé dans une chambre d'hôtel. Je suis vêtu d'un pyjama très classe. Je suis rasé et lavé, confortablement lové dans un lit double, bordé avec soin.

Je m'extirpe en un grommellement irrité.

Une lampe grésillante fait briller un coin de la pièce. Je remarque une caméra, puis mes yeux se tournent vers l'unique fenêtre. Elle est fermée par une grosse chaîne cadenassée.

Il fait beau dehors. On est à Paris, à proximité de la Seine. Je suis au quatrième étage.

Je me tourne vers la porte. Elle est fermée, évidemment.

Une fouille sommaire de la pièce ne me montre qu'une chose: cette chambre est impeccablement tenue. Ah, et je n'ai plus mes vêtements.

Bon. Il ne me reste plus qu'à attendre.

...

Jour 1. Personne n'est venu. La diode de la caméra clignote toujours.

...

Jour 2. Mortel ennui. La nuit a été difficile. Ils ont sûrement mis la clim'. Il faisait froid comme au pôle nord.

La caméra brillait dans le noir.

J'espère ne pas mourir de faim.

...

Jour 4. J'ai maigri.

Par la large fenêtre, je contemple l'effervescence de la capitale. Et moi?

...

Jour 6. J'ai été réveillé au milieu de la nuit par un majordome qui est soit adepte de culturisme, soit bien fourni par la nature. Il n'en reste pas moins extrêmement respectueux.

Il m'emmène dans une salle de restauration à l'intérieur de l'hôtel. Déjà attablé, un homme en costard m'attend. Entre cinquante et soixante ans. Favoris grisonnants. Traces de lunettes des deux côtés du nez. L'embonpoint pointe le bout de son nez derrière sa chemise lacoste.

Amical, il m'invite à s'asseoir en face de lui.

Un serveur surgit de nulle part. Il dépose un rumsteak poivré assorti d'une sauce béarnaise. Il disparaît aussi vite qu'il est arrivé.

Je commence à travailler la viande. Je meurs de faim.

Le vieil homme se présente.
"Je m'appelle Patrick Craques. Je suis politicien et lobbyiste.
Tu es John Doe. Un nom peu courant, même pour un orphelin. Tu es actuellement porté disparu. Tu es ici pour mourir. Que tu le veuilles ou non, on fera croire à ta mort. Ce que tu feras ensuite ne dépend que de toi. Ou bien tu nous aidera à régler cette affaire de Feu Follet et Coquecigrue, ou bien tu seras de nouveau enfermé."

Oh non. Et ça recommence! Les locaux sont plus agréables, cette fois. J'admets.

"Qu'est-ce qui vous fait croire que je vais vous aider bien gentiment?"

Il a fini ses patates et sa viande. Il s'essuie la bouche.

"Avant que tu ne te réveilles, on t'a instillé le virus du SIDA par les veines. Jamais tu ne pourras avoir une vie normale. Pourtant, mon fils, Eric, est prêt à te garantir les médicaments nécessaires et les meilleurs soins, à vie, pour soulager autant que possible ta condition. Ceci, en échange de ton aide. Note que l'on détient Julie et sa fille, que François est de notre côté et nous a déjà procuré les prototypes, et bien sûr, que Brian Cox est mort. Sache maintenant que tu seras libre comme l'air à la seconde où tu seras enterré. Quel que soit ton choix, ..."

"Vous m'avez demandé, monsieur?" dit une voix dans mon dos, interrompant mon interlocuteur.

Daphné de la Marche.

...

POURRITURES!

16. Le jumeau


La porte s'ouvre. Mon coeur fait un bond quand l'homme entre. Grosses lunettes rondes. Moustache broussailleuse noire. Petite taille. Air surpris. Il s'arrête, interdit.

Trois revolvers et un fusil sont braqués sur lui.

Le stress est palpable.

Un laps de temps qui me parut éternel.

Enfin s'écrit Camille:
"Baissez vos armes! C'est mon petit frère. Brian Cox, le seul, l'unique."

La tension descendit. Tout le monde respira de nouveau. Brian esquissa même un sourire.
"La brûlure sur le cou, c'est ça?"
Cameron sourit à son tour. Il acquiesce.
J'éprouve du tourment par empathie. Les retrouvailles, entachées par l'adversité, de ces frères jadis enivrés de succès professionnels sont déchirantes.
"Mémorable accident alors qu'on était tout-petits. Ethan avait attrapé une poêle toute chaude, qui était tombée sur toi. Ne jamais laisser dépasser le manche quand on a des enfants. C'était avant qu'Ethan soit enlevé mystérieusement et disparaisse à jamais, avant que nos parents disparaissent à leur tour dans un accident de voiture..."
Brian laissa couler une larme.
Je ne peux m'empêcher de l'imiter. Moi aussi, je n'ai presque aucun souvenir de mes parents...
"Je regretterai toujours la mort de Matt. Je me sens toujours autant responsable."
"C'est pour cela que tu es parti?" souffle Cameron, le visage hanté par la tristesse.
"J'ai décidé de me perdre, d'oublier mon passé et de ne jamais revenir. Mon avion s'envole demain. Mon avenir avec lui. C'est un adieu, Cameron... Tu vas me manquer."

J'avais suivi cette scène surréaliste sans dire un mot, la bouche clouée par la surprise. Une fois mes moyens retrouvés, je m'écriai:
"Attendez, qui est Ethan? ... Et Matt? C'est le jumeau? Comment est-il mort?"

Tous les yeux étaient dirigés vers Brian, mais son visage, transfiguré par le remords, s'était fermé. Cameron s'exprima alors en soupirant.
"Matt et Brian, mes deux petits frères, travaillaient ensemble, au CERN. Matt était le plus au taquet sur le projet. En revanche, jamais il n'aurait accepté l'offre de l'empire Craques. C'est Brian qui s'est laissé embobiner. Il a espionné les travaux de son frère pendant des mois. Du coup, Matt a commencé à avoir des doutes. Rien n'est plus terrible qu'une suspicion qui s'interpose entre deux frères, mais c'est bel et bien ce qu'il s'est passé. Matt a peu à peu mis Brian de côté, alors qu'ils étaient sur le point d'aboutir. Alors Craques a envoyé des espions pour assister Brian dans le vol du prototype. Au cours de cette épreuve de force, Matt a découvert le pot-aux-roses, et l'un des sbires de M. Craques l'a exterminé sur-le-champ. C'est à partir de ce moment que Brian a décidé de couper les ponts avec l'empire Craques et de tout révéler aux journaux. Évidemment, il s'est fait emprisonner par M. Craques avant qu'il ait eu le temps de dire 'ouf'. Il s'est échappé de prison avec toi. Je ne l'avais plus revu depuis. Je craignais ne plus jamais le revoir... Je pensais qu'ils t'avaient retrouvé et tué."

Brian détourna le visage.

"Et Ethan?..."
Cette fois-ci, c'est Brian qui parla.
"En fait, nous ne sommes pas jumeaux, Matt et moi. On est triplés. Alors que nous étions encore jeunes, Ethan s'est fait enlevé. Il faisait du judo, dans un institut à dix minutes de la maison. Quelqu'un a dû lui demander de le suivre, ... Ça a été assez terrible. Mes parents ne s'en sont jamais remis. Mon père a sombré dans l'alcool et c'est de cela qu'il est mort, en quelque sorte."

Consternation.

Julie se racle la gorge.
"Toute mes condoléances. Toutefois, j'aimerais vous rappeler que nous sommes dans une situation extrêmement difficile. Tant que mon ex-mari fait de cette histoire un conflit direct entre nous et lui, on ne risque pas d'avoir la paix. Brian, quoi que t'aies fait à ton frère Matt, tu es enlisé dans cette histoire jusqu'au cou. Tu as intérêt à nous aider. Ce serait quand même plus utile que de filer à l'anglaise comme un couard."
Elle mâche rarement ses mots.

Brian tourne ses yeux d'aigle, grossies par ses lunettes, vers une Julie qui ne se laisse pas impressionner. Il la fusille du regard.
"C'est non."

Et l'appartement explose abruptement.

15. Le point

Il y a peu de choses plus troublantes au monde qu'une réunion entre un certain nombre de personnes qui viennent de s'échapper de prison.

Nous étions tous assis autour du lit sur lequel François se reposait de sa jambe meurtrie. Sur une table de chevet, on avait entreposé Feu Follet, un feuillet vert usé, griffonné, abîmé, déchiré en deux, et qui pourtant continuait de se froisser et de se défroisser par système.

"Cameron, à toi de commencer."
"Attends... J'ai plein de questions moi-même... Je vais commencer par les trucs les plus gros: en quoi Julie est-elle liée à cette histoire?"
Je le sonde attentivement. Ne sait-il vraiment pas? Il a l'air sincère.
"Peut-être que le nom de Julie va t'éclairer."
Air interrogateur de Camille. Une main sur l'épaule de Julie, je lance:
"Je te présente Julie Craques."
Il fait les yeux ronds.
"Elle a été mariée à M. Craques il y a quatre ans. De cette union, une fille. C'est elle qu'ils ont kidnappée. Ils cherchaient à faire pression sur sa famille pour les forcer à me droguer. Ils voulaient vraisemblablement m'empêcher d'interférer avec leurs histoires, quoique j'admet avoir du mal à comprendre ce mouvement. Il se trouve qu'elle était enfermée dans une cellule attenante à celle de Brian Cox, ton frère. Il avait réussi à conserver Feu Follet, et le gardait caché dans sa cellule."

Julie poursuit.
"Pendant ce temps, en fouillant dans ses affaires, Gérard Caplain, mon papa, est tombé sur Coquecigrue, l'autre prototype. Et il a écrit quelque chose dessus. De ce que j'ai compris, il y a des propriétés intrinsèques qui lient ces deux feuilles; en tout cas, les mots sont apparus sur Feu Follet, et Brian Cox a répondu avec les moyens du bord, à savoir de la cire de bougie. Au fur et à mesure qu'ils communiquaient ainsi, la situation se clarifiait. Très vite, ça a fait 'tilt'. La petite-fille de son correspondant se trouvait dans la cellule d'à côté. Alors il lui a donné le prototype. De cette façon, elle a pu communiquer avec son grand-père... jusqu'au jour où il s'est fait arrêter par la police."

Je prends le relai.
"Quelques jours plus tard, je me faisais emprisonner. Comprenant la situation, Brian Cox a planifié une évasion, à la faveur d'une supériorité numérique des prisonniers. Ce scientifique a déchiré Feu Follet en deux pour confectionner un explosif à partir d'une des moitiés. Bref, nous sommes sortis, et je ne l'ai plus revu... jusqu'à ce qu'il vienne me voir en me proposant cher pour que je retrouve les prototypes."
"On lui a déjà indiqué par email où nous retrouver pour qu'on lui passe Feu Follet," souffle Julie. "Il ne devrait pas tarder."

Cameron pâlit.

"Et de ton côté, quand ont-il compris que tu les trahissais?" fais-je à l'adresse de mon collègue.
"Eh bien... Je suppose que quelqu'un leur a dit que j'avais piqué Coquecigrue..."

"QUOI?!"

"... En aucun cas il ne fallait que ça tombe dans leurs mains! Or un jour, je vous ai vu parler, dans le bureau de Julie, avec un type qui travaille pour Craques. J'ai supposé qu'il avait trouvé sa proie, alors je suis entré chez Julie par effraction, et j'ai volé Coquecigrue sans hésiter. Je savais qu'il était chez Julie parce que Daphné me l'avait indiqué. Elle ne sait toujours pas que j'ai trahi Craques! Je suis son seul contact..."

Tout en parlant, Cameron sort un tissu vert de sa poche. Une feuille de papier. À demi déchirée, maculée d'encre à tous azimuts. Coquecigrue.

Il le pose avec Feu Follet.

Nous avons la paire! pensé-je avec excitation.

Cameron poursuit, toujours plus pâle:
"Vous ne vous êtes pas fait embrigadés par ce type, si? Il était déguisé en Brian Cox, mais je reconnaîtrais mon véritable frère entre mille!"

La sonnette de l'entrée se met à sonner.

14. L'intrusion

"Tu es sûr de pouvoir la retrouver, cette foutu prison?"

Je plonge mes yeux dans le regard bleu pâle de Julie. Je suis content de l'avoir avec moi, en ces temps difficiles.

"Si tu veux rester en dehors de cette histoire, libre à toi. Je ferais quand même d'une pierre deux coups, ne t'inquiète pas."
"Ne cherche pas à m'empêcher de venir avec toi," lance-t-elle. Son visage se fend d'un large sourire. "Ou tu auras affaire à mes foudres mortelles!"
J'éclate de rire.
"Si si, j'ai ça en réserve! En fait, c'est une expérience du CERN qui a mal tournée... Je me suis fait mordre par une araignée radioactive. Depuis, je peux faire s'abattre la foudre sur n'importe qui!"
"Je te crois sur parole!" fais-je en souriant. "Alors, pas de revolver pour toi."

Je sortis une mallette et l'ouvris. Parfait. Tout ce que j'avais demandé à M. Cox était là.

"Dis, ils t'ont demandé pourquoi tu voulais des armes à feu, chez mandelbrot@ffec.gov?"
"Après le coup de l'autre fois, j'ai préféré ne pas leur dire quoi que ce soit. La communication aurait pu être écoutée."
"Tu as déjà utilisé un pistolet?"
"... J'espérais ne pas avoir à m'en servir. Je ferai sans entraînement, ça n'a pas l'air compliqué."

Elle fait une moue inquiète.

"Je suis sûr que ça ira comme sur des roulettes," fais-je pour la rassurer. "On est trois, avec François. Et puis, on a l'effet de surprise!"

Elle se rapproche de moi.

"Merci... pour tout ce que tu fais. Mais, dis-moi... pourquoi tu m'aides à ce point-là?"

Le moment me parut propice: je l'embrassai.
Elle se laissa faire.
Elle m'enlaça.
C'était presque trop parfait pour être vrai.

La porte claque. François entre en coup de vent.
"Eh les gens! J'ai ramené mon fusil de chasse pour..."

Il nous remarque.

"Oh."

...


Je décroche ma dernière grenade et l'envoie au fond du couloir. Au coeur de la pénombre, elle éclate. Un flash. Des hurlements. Il est temps d'y aller.

Tout en douceur, je tire sur tout ce qui bouge. Julie, derrière moi, fait de même. François couvre nos arrières.

J'arrive à la fameuse porte. Julie frappe durement contre le blindage.
"Élodie! Tu m'entends? Écarte-toi de la porte! On va te sortir de là."

Je mets en place la dynamite.

Soudain, le néon vacillant du couloir émet un flash, et on entr'aperçoit deux hommes armés. Salve de coups de feu. Un coup tonitruant venant du fusil de François. En face, on perçoit un râle. Encore quelques coups de feu, puis le silence.
"Je suis touché..." couine François.

Oh zut. Je le prend par la taille et le tracte loin de la porte qui va bientôt sauter. Et subitement je me met à réfléchir. Pauvre François! On ne pourra même pas l'emmener à l'hôpital... Une blessure par balle, ça éveille la suspicion!

BAOUM!

Énorme onde de choc. Un flash formidable. J'en suis tout retourné. Mes oreilles sifflent.
Mais la porte est enfin ouverte.

Camille, mon cher collègue de bureau, en sort le premier. Il a le visage ravagé. Une balafre lui barre la joue; ça ne partira probablement jamais.
Et derrière lui, une petite voix chantante résonne.

"Julie, dis bonjour à ta fille!" dis-je avec un sourire.

Par l'ouverture, on aperçoit la fillette que j'avais rencontré lors de ma séquestration...

Dans sa main, elle tient une feuille de couleur verdâtre... "Feu Follet".

13. Le but


Camille n'était pas chez lui. Camille ne revint pas au boulot non plus. En fait, mon vieux collègue de bureau était porté disparu.

Je l'ai appris par un coup de fil que j'ai passé à ma hiérarchie.
"Bonjour, Mme Trevis. Je vous appelle au sujet de M. Camille Coque. Je ne cherche pas à lui faire du tord. Néanmoins, il n'est pas encore arrivé à son bureau et cela m'intrigue. Il ne lui est rien arrivé de fâcheux, je l'espère?"
"M. Coque, vous dites? Attendez... Ah. M. Camille Coque. Effectivement, il a été absent pendant quatre jours. Nous n'avons reçu aucun message de sa part. Il semblerait qu'il ait également déserté son appartement. Bref, il est porté disparu jusqu'à nouvel ordre."
"Vous... vous en avez informé les autorités?"
"Elles n'en ont rien à faire. Il y en a tous les jours, des disparitions. La gendarmerie ne s'occupe que des enfants, parce que les enlèvements de mineurs défrayent toujours la chronique. Tandis que les hommes d'âge mûr... Apparemment, dans la plupart des cas, ce genre de disparitions relève plus d'une bénigne crise de la cinquantaine que de quoi que ce soit d'inquiétant. Ne vous faites pas trop de mouron: il reviendra dans les semaines à venir nous expliquer qu'il avait des problèmes d'ordre personnel, nous passerons l'éponge et tout reviendra dans l'ordre."
"Merci infiniment pour votre sollicitude."
J'ai raccroché.

Ma dernière phrase était-elle ironique? Je ne m'en souviens déjà plus.

Je suis loin d'être irascible. Cependant, cette histoire me rongeait. Camille m'empêchait de régler cette histoire une bonne fois pour toutes. J'approchais tellement du but! Et il fallait que Camille me mette des bâtons dans les roues. Sale traître!

De rage, je prends ma trousse et la lance contre le mur. Elle retombe mollement au sol.

Je serre les poings. Calme-toi. Garde ton sang-froid. Tu as des ennemis bien trop puissants pour que tu fasses des erreurs.

Je me lève et vais ramasser la trousse.

Oh, non. Mon encrier s'est décapuchonné. Il déverse son contenu dans ma trousse. Je sors un mouchoir de la poche de mon veston pour éponger les dégâts.

Soudain, je rencontre le post-it que Camille m'avait laissé avant de partir.

Je l'avais laissé séjourner dans ma trousse. Bien qu'il m'avait paru anodin, c'était le dernier message que j'avais reçu de lui avant sa "disparition". Cependant, mon petit incident avait dévoilé une nouvelle dimension cachée dans ce message.

Il avait écrit quelque chose à l'effaceur.

Je rajoute un peu d'encre pour faire ressortir les mots.

"RDV Michaud 21 Champs Elysées."

...

"Allô? Julie? Ma complicatrice de vie préférée?"
"Te moque pas de moi, tu veux?"
"Il y a du nouveau. Camille m'avait laissé un billet dans lequel il avait dissimulé un message à l'effaceur. Il nous donne rendez-vous aux Champs Elysées. Tu es partante?"
"Toujours, tu sais bien!" rit-elle.

...

Biiip! Biiip! Biiip! Biii... Clip.
"Allô, François Michaud. Qui est-ce?"
"C'est Camille Coque qui nous envoie. Nous sommes des amis."
"Camille Co... Ah! Oui, entrez."
Clac.
La porte s'ouvre.

"Et si c'était un traquenard?" demande Julie, nerveuse.
"Est-ce qu'ils auraient le temps de se préparer? Je ne sais pas. Bah, on n'est plus à ceci près! Au pire, tu te retrouveras avec ta fille, non?"
J'ai réussi à la faire rire.

Toc toc toc.
Michaud nous accueille chaleureusement.
"Entrez, je vous en prie... François Michaud pour vous servir. Tisane, café?"
"Une tisane pour moi," fais-je.
"Deux tisanes," fais Julie.

Quelle chance! En guise de guet-apens, on sirote une tisane accompagnée d'un biscuit.
"Alors comme ça, vous êtes les fameux collègues de Camille. Je suis un ami de longue date de Camille Coque, ou plutôt Cameron Cox, comme il s'appelait avant de travailler chez M. Craques. Mais, comme vous le savez sans doute, Cameron et ses frères ont changé leur fusil d'épaule. L'un d'entre eux est mort. L'autre s'est fait emprisonné. Le dernier - Cameron - est porté disparu. Il s'est évaporé il y a deux jours de cela."
"Deux jours! Mais il a été absent au bureau pendant quatre jours! Qu'est-ce qu'il a bien pu faire les deux premiers jours?"
"Je ne connaît pas le détail de ses activités," élude-t-il, souriant, en faisant diluer un sucre dans son expresso. "Néanmoins, je sais qu'il cherchait à remettre la main sur une technologie que ses frères, les jumeaux, ont mise au point. A priori, c'est le mieux placé pour retrouver la trace de ces fameux documents: c'est lui qui les livrait en personne à M. Craques."
"Donc c'est bel et bien vrai! Camille travaillait secrètement à la solde de M. Craques!"
"Erm... Commençons par le commencement, voulez-vous? La première fois que j'ai rencontré les frères Cox, c'étaient tous de brillants étudiants. L'aîné, Cameron, était dans ma promotion en école de commerce. Les jumeaux ont simultanément intégré l'ENS. Plus tard, Cameron était embauché par l'entreprise de M. Craques, et les jumeaux par le CERN. Ils se sont révélé extrêmement brillants. Le projet sur lequel ils travaillaient était susceptible d'intéresser M. Craques: Cameron l'a mis au courant, et Craques n'a certes pas fait la sourde oreille, oh que non! Il leur a fait une proposition alléchante, et quelques temps plus tard, ils lui envoyaient en priorité les premiers éléments de leur projet. Bien sûr, c'était contraire à la convention du CERN; alors il a chargé Cameron d'organiser l'acheminement des documents entre Genève et la Défense, en toute discrétion bien entendu. C'est à ce moment-là que Cameron s'est confectionné une fausse identité."

François ingurgite une gorgée de café.

"Le principe de cette technologie est très impressionnant. La destruction de certaines composantes de la matière peut entraîner l'apparition de particules jumelles, aux propriétés continûment similaires. Les frères Cox ont mis au point des tissus de cellulose gavés de particules synchrones, à polarisation uniforme. De cette façon, une action énergétique sur l'un des feuillets, comme de la lumière ou un mouvement de torsion, est reflétée sur l'autre feuillet. C'est pour cela que ces feuilles donnent l'impression de se froisser par elles-même: le moindre choc se répercute sur la feuille jumelle, et s'amplifie par effet Larsen. Le truc génial, c'est qu'on peut envoyer des informations sous la forme de flux d'énergie d'une feuille à l'autre, avec quasi aucune latence! Feu Follet et Coquecigrue, ce ne sont que des "proof of concept", une preuve flagrante que les possibilités sont infinies! Matt Cox espérait voir ceci devenir l'ethernet du futur. Les connexions entre ordinateurs deviendraient instantanées. Une première approximation fait état de vitesses de téléchargement de plusieurs dizaines de giga-octets par secondes. C'est l'équivalent du contenu de 14 CD! Bref, on a ici du lourd, du prometteur. En somme, il est raisonnable de penser que notre ami commun, Cameron Cox, soit entre les griffes de nos ennemis, et j'escomptais faire usage de votre aide pour l'en sortir."

12. La course poursuite


18:37. 14 rue de la tourbière. Pas un chat. Je passe furtivement devant les voitures garées à la queue leu-leu devant le bâtiment. Je passe la porte cochère, bientôt suivi par Julie. Je passe en revue les boîtes aux lettres.

"de la Marche. 3e étage, porte gauche."


Ding dong!
"Allô?" -- une voix de vieille femme.
"Bonjour... Je viens voir Mlle Daphné de la Marche. Je suis un ami à elle... Eric Craques..."
"Hmm."
Biiip! La porte s'ouvre. C'est fou comme les gens ont confiance. Et puis, comment Daphné de la Marche pouvait-elle refuser une visite, quoique impromptue, de son patron, M. Craques?

Je me tourne vers Julie.
"Reste ici, au cas où. Je vais la chercher."

Julie ne proteste pas.

Je monte les marches quatre à quatre. Je manque de bousculer une vieille dame en burqa. Le modèle avec grillage au niveau des yeux.

Arrivé à destination, je sonne deux fois de suite. Un court laps de temps. La porte s'ouvre.

"Ah! C'est vous qui venez de sonner? Vous avez dû vous croiser sans vous voir. Ma fille est descendue à votre encontre."
"C'est impossible. Personne n'a utilisé l'ascenseur et je n'ai croisé..."

... Sapristi! La dame en burqa! Sacrée de la Marche, tu me donnes du fil à retordre!

Je déboule dans les escaliers. Arrivé à portée de voix, je hurle à Julie d'appréhender la femme en burqa. Lorsqu'elle s'aperçoit qu'elle est démasquée, la jeune fille se met à courir. En burqa, c'est burlesque.

Elle escalade une moto. Je hurle à Julie: "Attrape!" et lui lance les clefs de ma voiture, juste à côté d'elle. Elle fait démarrer ma caisse en même temps que Daphné de la Marche s'élance. Je les vois s'éloigner, puis tourner au coin de la rue.

J'ai confiance en Julie.

J'ai raison. Cinq minutes plus tard:
"J'ai de la Marche. 22 avenue Fourier."
"Je te rejoins."

...

De la Marche était silencieuse.

"Vite, Daphné! Tu as des choses à me dire, il me semble."
"Allez-y, dites-moi... ce que vous attendez de moi."
"On va commencer par vérifier qu'on est sur la même longueur d'onde. Ton stage dans mon entreprise, c'était bidon, n'est-ce pas?"
Elle tourne la tête.
"Vous savez déjà..."
"Je veux une réponse claire."
"J'ai fait ce qu'on m'a demandé de faire."
"Qui t'a demandé de faire ça? De qui recevais-tu tes ordres?"

Mutisme subit.

"JE VEUX SAVOIR QUI SONT CES GENS!"

Du sang coulait sur sa joue.

"Ecoute. Je sais que les personnes pour lesquelles tu travaillais espionnaient certaines activités privées du CERN. Ils recevaient leurs informations via les briques de jus que tu délivrais à un de leurs agents. J'ai besoin de connaître l'identité de cet agent."

Elle pleurait.

"Devine quoi? J'ai par mégarde emporté une brique de jus contenant un document crucial. Ce document s'est retrouvé entre les mains de M. Gérard Caplain quand il m'a maintenu captif pendant un demi-mois. Avant de se retrouver en prison à cause de ça, il l'avait enfermé dans un tiroir de son bureau. C'est lui-même qui me l'a dit. Aussitôt, j'ai téléphoné au CERN pour leur dire."

Julie prend le relai.
"Quelle coïncidence! Comme si vous aviez mis cet appel sur écoute, quand on est revenu chercher le document, la serrure du tiroir avait été forcée, le document s'était évaporé. Il se trouve qu'on a une très bonne raison de vouloir absolument retrouver ce truc. Alors, dis-moi qui est cet agent! Il FAUT qu'on remette la main sur le document!"

Elle clignait des yeux.
"Pitié..."
"DIS-NOUS DE QUI IL S'AGIT!"

Elle respirait durement. Elle allait lâcher le morceau.
"Si on vous demande..."
"Oui, le truc habituel, c'est pas toi qui nous l'a dit. Balance le nom, allez..."
"... Cameron Cox."

Elle désigna son sac à main. Je lui apportai. Elle en sortit son porte-monnaie, d'où elle tira une photo. Je m'en emparai et la considérai gravement.

"Cameron Cox, ça? C'est Camille, mon collègue de bureau!"

Stupeur.


"C'est pas vrai..." soufflé-je.
"... Encore un qui aura des choses à nous dire!"
"Tu l'as dit!"
"Bon, on a été assez cruels comme ça, " me dit Julie. "Allons-y."
"Tu m'aides?"
"Toujours."

...

En sortant de l'hôpital, j'osai enfin demander à Julie:
"Alors, tu vas me dire ce qui s'est passé? Un accident de voiture?"
"Tu parles, " se moqua-t-elle, "ta voiture n'a pas une éraflure!"
"Mais encore?"
"Daphné s'est pris un bout de burqa dans la roue de sa moto. Elle a valsé et a donné de la tête dans un poteau. C'était ça, la balafre sur la joue."
"Bah, elle vivra."
"Le médecin n'était pas inquiet."
"Allons voir ce cher Camille, alors. T'inquiète pas, bientôt ta fille sera en sécurité."

11. Feu Follet


"Veuillez vous asseoir. Nous avons à parler."

Bien qu'interloqué, je m'exécutai sans attendre.

"Je me prénomme Brian Cox. Je suis physicien. Je travaille dans le domaine de la physique des particules. Il se trouve que l'entreprise que dirige M. Craques était intéressée par un projet de communication instantanée sur lequel je me penchais. Ils ont commencé à financer mes travaux en échange d'un accord sur la propriété des brevets, lequel était foncièrement en ma défaveur. Il se trouve que de surcroît, cet accord ne respectait pas mes contrats avec le CERN... Légalement, c'est du vol de propriété intellectuelle. Mais ils m'offraient beaucoup. Alors j'ai bêtement accepté, et je me suis retrouvé à envoyer secrètement des documents à M. Craques, via le service de restauration du CERN, qui est achalandé par votre entreprise.
Cependant, un beau jour, un document crucial que je lui vais transmis n'est pas parvenu à destination. C'était un document très important dont je n'avais pas fait de copie. J'étais furieux qu'ils aient été si négligents, et j'ai menacé de dénoncer leurs activités s'ils ne le retrouvaient pas. Ils ont alors montré leur véritable visage. Ils m'ont enfermé dans leur prison sordide, et c'est là que je vous ai rencontré. Nous en avons réchappé de justesse l'autre jour..."

Whaou. Ça commence à devenir vraiment passionnant. Un physicien? Une technologie de pointe? Une entreprise sur nos talons? Mais alors, on est en danger, non?

"Excusez-moi, mais... M. Craques est toujours à notre recherche, alors? Dans la mesure où il sait où me trouver, vous êtes actuellement en grand danger, à moins que je ne me fourvoie fort!"
"Navré de vous contredire, mais en tant que scientifique, mon intérêt principal réside dans la sécurité des technologies que je met au point. En l'occurrence, mon prototype de communication a disparu, et cela seul m'importe. Cela dit, si jamais nous retrouvons avant eux cet objet que l'empire Craques a perdu, vous n'aurez plus rien à craindre: toutes ses foudres se retourneront contre le CERN. Croyez-moi, le CERN sera en mesure de lui résister; il est protégé par de nombreux gouvernements européens."

Il plongea sa main dans une sacoche en cuir qu'il avait apportée avec lui, et en retira une tablette interactive. Il nous fit visionner une vidéo sur laquelle on voyait un individu en blouse manipuler une sorte de chiffon verdâtre. Alors qu'il le dépliait, je me rendis compte avec stupeur qu'il s'agissait d'un feuillet vert, exactement comme celui que j'avais imaginé en rêve, exactement comme celui dont Julie m'avait confessé l'existence!

Il traça des symboles sur le papier, dont la forme variait tant de seconde en seconde qu'on n'aurait jamais deviné qu'il avait jamais été froissé. Il semblait mû par une volonté propre, indépendante de la gravité: il se froissait et se défroissait systématiquement, même si on le posait à plat. En titre, il portait l'indication: "Feu Follet".

"Il s'agit d'un prototype de mon système. Il a disparu. Si je viens vous voir aujourd'hui, c'est pour retrouver sa trace. La dernière fois que je l'ai vu, je la glissait dans une canette de jus à destination de M. Craques."

Il marque une pause pour réajuster ses lunettes.

"Je vous prie de croire que vous avez toute la puissance du CERN derrière moi. Vous venez de recevoir mille cinq cent euros sur vos comptes respectifs, et si jamais vous mettiez la main sur le jumeau de Feu Follet, vous toucheriez le double. Si vous avez besoin de quoi que ce soit pour reconquérir notre bien, envoyez un message à cette adresse mail. Sur ce, permettez-moi de prendre congé."

Il me tends un petit carton noir sur lequel est inscrit: "mandelbrot@ffec.gov". Puis il s'en va, l'air de rien.

Julie me regarde avec les yeux ronds.

"Qu'est-ce qu'on fait maintenant?"

J'admets que je suis un peu perdu, quand même. Par où commencer? On pourrait très bien ne pas tenir compte de toutes ces fariboles! A moins qu'il ait été sérieux? Certains de ses dires avaient un troublant semblant de vérité... Comment savoir?

"Je ne sais pas dans quelle histoire on s'embarque, mais il faudrait d'abord vérifier qu'on ne se fait pas mener en bateau. Je propose de vérifier qu'il nous a bien versé sur nos comptes la somme dont il a parlé. Si c'est le cas, ... eh bien, on verra si on peut aider le pauvre homme! Mais le vrai problème, le voici: les sbires de M. Craques sont toujours à ma recherche. À notre recherche. Crois-moi: s'il y a une once d'espoir de se libérer de la menace de l'empire Craques, il faut foncer. Et cet hurluberlu à lunettes viens de me redonner de l'espoir."

Julie fait la grimace.

"Je sais que tu as raison, mais... ce type me colle la frousse. J'ai pas totalement confiance en lui. Bah, peu importe. On verra bien comment ça se débine. Avec un peu de chance, on s'en sortira quand même."

On s'est mis en chemin. Il fallait prendre garde à ne pas emprunter un trajet trop direct, pour éviter de possibles attaques surprises comme j'en avais trop souvent été victime ces derniers temps. Du coup, on a fait pas mal de détours, et on est arrivé chez Julie épuisés, et prêts à se mettre les pieds sous la table. On a attrapé des sushis en cours de route. Il faudra retenir l'endroit: ils sont succulents. J'en suis d'autant plus surpris que j'ai l'habitude des sushis franchement pâteux.

"Je mets la télé. Tu préfères quelle chaîne?"
"Zappe sur TF1, la chaîne culturelle. Maintenant qu'on a vu, de nos yeux vu, à quel point leur siège social est laid, on n'a plus de scrupule."

À partir d'un certain niveau, les téléfilms sont tellement nuls qu'on les apprécie en tant que tels. Celui-ci narrait l'histoire absurde d'un tueur en série qui s'en prenait exclusivement aux teneurs de sites d'alimentation générale. Après chaque méfait, il s'enfilait un soda volé sur place. Mais une jeune policière sans vergogne le piège, et lui passe les menottes alors qu'il vient de boire. Il s'étouffe et meurt, ce qui attire la suspicion de ses collègues. La suite au prochain épisode.

Bonne nuit.

...

Un être balafré se promène, cerné par la foule. Pas un souffle; pas un bruit. Il se demande ce qui se passe dans le monde des ombres. Il arrive devant un piédestal marmoréen inondé de soleil. Une statue mobile, quoique spectrale, lui tend une létale boisson. Un jus de fruit avec paille. L'être l'agrippe et la boit. Puis, alors que la statue se détourne, répugnée, il est pris de spasmes, il tousse violemment. Soudain une ombre dans son dos. Un coup de poignard le frappe à l'omoplate. Il recrache un morceau de tissu... froissé... verdâtre...

...

Réveil en sursaut. Je me remets vite de mon émoi. Mais qu'est-ce que c'était que ce rêve? J'ai l'habitude de croire que seuls les gens très heureux font des cauchemars, pour compenser. Et inversement. Mais je n'étais même pas capable de dire s'il s'agissait d'un bon ou d'un mauvais rêve! C'était juste un truc bizarre qui était rentré par une oreille pendant mon sommeil, et qui avait perturbé le paisible cours de mes rêves. Voilà: il faut simplement chasser cette aberration de mon esprit. Je me jette hors des draps et m'assied contre mon lit.

Les rêves ont-ils une signification?

Je ressens soudainement des rouages tourner dans mon esprit. Le jus... les tueurs... les Caplains... Petit à petit, ma compréhension de toute cette intrigue s'affine.

Je me souviens avoir bu du jus de fruit jadis. J'avais effrontément piqué une brique à la cargaison que transportait mademoiselle Daphné de la Marche, qui était alors en stage dans mon entreprise. Quelque chose qui aurait dû me surprendre sur le moment, c'était que la jeune fille n'avait aucune raison de transporter une caisse de jus dans le centre "logistique" du bâtiment. Elle était un étage trop haut. Et si cette brique contenait le message que Brian Cox avait envoyé à Craques? Et si elle contenait Feu Follet? Voyons, qu'est-ce que j'en ai fait... Je ne l'avais pas finie, alors je l'ai emportée le soir, sur le chemin du retour... Résultat: je me fais traquer par des tueurs. Ce qui confirme ma conjecture!

Une chose me turlupine encore: mais comment pouvaient-ils bien savoir que c'était moi?

Maudite de la Marche. La caisse de jus était son leurre.